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20/03/2012

Pause

Le blogue est provisoirement en pause. 

13/03/2012

Une maison à la campagne (8)

En effet, Alasina avait à peine disparu que déjà la mère se précipitait vers les champs, là où les hommes étaient occupés à faucher. Si au moins elle avait rencontré son mari sur le chemin, il aurait peut-être su ce qu’il fallait faire ou même il n’aurait rien fait du tout, laissant aux amoureux le temps de se sauver. Mais non, il avait fallu qu’elle tombe sur son fils aîné, qui s’en revenait justement des champs, avec en bandoulière le fusil qui ne le quittait plus depuis quelques temps et dont il assurait qu’il était toujours chargé.

Alors, en pleurs, elle lui avait tout expliqué : la fuite d’Alasina, son dernier baiser, son adieu définitif. Lui, impulsif comme il était, serra les dents en voyant les larmes de sa mère. Il comprit qu’elle pleurait à cause du déshonneur de la famille et qu’elle lui demandait de remettre de l’ordre dans tout cela pendant qu’il en était encore temps.  C’est plus tard, bien trop tard, qu’il comprendrait que ses larmes étaient simplement ceux d’une mère qui se voyait abandonnée par son enfant, mais sur le  moment il ne comprit rien de tout cela. Il arma son fusil et, sans réfléchir, il se mit à courir sur la route en direction du village, avec la ferme intention d’empêcher Bukuran de s’approcher de sa sœur. Soudain, il eut l’idée de couper à travers la forêt, afin de rejoindre au plus vite le chemin par lequel le fils Hoxha devait logiquement arriver. Il courut donc à travers les massifs de fougères et s’écorcha même les jambes et les bras en passant dans les ronciers. Une fois parvenu sur la route en contrebas, ce n’est pas avec Bukaran qu’il tomba quasi nez à nez, mais avec sa sœur. En effet, celle-ci avait pris un peu de retard car elle était allée dire au-revoir à ses amies, près du puits.

L’altercation fut violente. Toute la colère qui grondait en lui, il la retourna contre elle. Il cria, il hurla et la traita de tous les noms. On dit qu’il la compara même à la chienne Sarah, qui s’enfuyait quand elle était en chasse pour aller retrouver tous les chiens mâles des environs, quelle que soit leur race. Car c’était cela, justement, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle n’était pas de la même race que ces Hoxha, ces bandits, ces vauriens, qui n’avaient fait que leur causer du tort depuis la création du monde !  

Elle, fermement, le repoussa pour passer, mais il la retint, l’empoignant énergiquement par le bras. Alors c’était elle qui s’était mise à hurler, si on en croit les témoins qui avaient commencé à approcher. Elle lui dit qu’il ne comprenait rien à la beauté de l’amour, que c’était une force extraordinaire et certainement la plus belle chose de la vie. Mais lui n’y comprenait rien car il ne savait pas ce que c’était, il n’avait jamais aimé, du moins ce qu’on appelait aimer. Tout ce qu’il connaissait, c’étaient uniquement ces accouplements bestiaux, à la sauvette, au coin d’un champ, comme les chiens dont il parlait tout à l’heure, justement. Il n’était qu’un chien, et de la pire race encore ! S’il avait ne serait-ce qu’entrevu ce qu’était vraiment l’amour, il ne parlerait pas comme il le faisait. Elle, elle savait ce que c’était ! Alors ces histoires de querelles archaïques n’avaient aucune importance, le lien qui l’unissait à Bukuran était plus fort que tout. Il était si fort, ce lien, qu’il était capable justement d’aller au-delà de la haine qui déchirait les deux familles depuis des siècles. C’était cela qui était beau ! Savoir dépasser tout le mal qui avait été fait de part et d’autre et tomber dans les bras de celui qui aurait dû être son ennemi et qui était devenu son meilleur allié.

« Tu es folle, complètement folle », lui lança-t-il. Mais Alasina s’était déjà mise en route et ne l’écoutait plus. « Arrête où je tire » hurla-t-il. Elle se retourna d’un bond, souleva sa chemise et montra sa poitrine nue. « Tire », dit-elle, « tire sur une femme, si tu l’oses. Mon cœur est là, vise bien. Mais n’oublie quand même pas que c’est le cœur de ta sœur. » Et en disant cela elle fixait sur lui son regard de braise.  Lui se tut et hésita une seconde. Il contemplait ces deux seins tout blancs qu’il n’avait jamais vus et il ne savait plus que faire. Alors elle rabaissa sa chemise, tourna le dos à son frère et se mit à marcher d’un pas décidé en direction de la ferme des Hoxha. « Arrête » hurla-t-il aussitôt. Mais elle continua à avancer. « Arrête », répéta-t-il, « ou je tire.» Elle ne broncha pas plus que la première fois et poursuivit sa marche. « Arrête, cette fois », hurla-t-il encore plus fort. « Si tu nous trahis pour les Hoxha tu n’appartiens plus à notre famille, tu n’es plus ma sœur ! » Mais Alasina continuait toujours d’avancer sans se retourner. Alors, fou de rage, il épaula son fusil et tira trois coups successifs. L’écho s’en répercuta jusque dans les montagnes, puis il y eut un silence impressionnant. Les témoins qui étaient là dirent que la jeune fille n’avait pas bougé. Elle était toujours debout, immobile, quand déjà le silence avait emplit toute la vallée. Puis on la vit s’affaisser lentement, très lentement, comme au ralenti. Enfin elle s’effondra sur le  sol. Il y eut un moment de stupeur, puis tout le monde se précipita dans sa direction. Son frère, lui, ne bougea pas. Il resta là, avec son fusil en main, comme s’il ne parvenait pas à comprendre ce qui s’était passé.

Les premiers qui arrivèrent virent le sang sur la chemise. Une large tache qui s’agrandissait à vue d’œil et qui déjà coulait dans la poussière du chemin. On souleva Alasina, on la retourna et on la déposa un peu plus loin dans l’herbe. Elle avait encore les yeux ouverts et le regard qu’elle lança, presqu’éteint, montrait une souffrance indicible. C’était moins la douleur physique qu’elle ressentait qui s’exprimait là que le  désespoir de n’avoir pu rejoindre Bukuran. « Dites-lui », murmura-t-elle, « dites-lui que je l’aimais. » Puis elle se tut et n’ouvrit plus la bouche. Lentement, très lentement, on sentit qu’elle s’en allait. A la fin, un filet de sang coula de la bouche et on sut que c’était terminé.

« Il faut avertir les gendarmes » dit quelqu’un. Alors on se retourna et on vit que le frère d’Alasina avait disparu. Il s’était enfui avec son fusil, son fusil de malheur. Du village, déjà, tout le monde accourait, hommes et femmes, jeunes et vieux. On voulait savoir, savoir qui avait tiré et sur qui. Mais quand ils se retrouvèrent devant le corps d’Alasina, tous se turent. Il se fit de nouveau un grand silence. Les hommes ôtèrent leur casquette et les femmes se signèrent, du moins les orthodoxes car les musulmanes, elles, se mirent à se lamenter en émettant des cris stridents, selon  leur coutume.

 Un bon mois après ces événements on retrouva le frère d’Alasina dans la montagne. C’est à ses vêtements qu’on le reconnut car il était complètement défiguré. Visiblement, il avait reçu une charge de chevrotine en plein visage. On sut alors que Bukuran s’était vengé. C’est qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là, chez les Hoxha, et on sait défendre ceux de son clan ! 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature

11/03/2012

Une maison à la campagne (7)

« Ecoute », lui dit-il,  « ce n’est pas qu’on n’est pas contents de te revoir, bien au contraire, mais enfin si tu reviens j’espère que ce n’est pas pour nous causer un tas d’ennuis. Tu es ici chez toi, certes, et tu peux y rester autant que tu voudras. Mais qu’on se comprenne bien. Chez toi, justement, c’est ici et pas là-bas. Autrement dit, puisque tu vis avec nous, tu passes tes journées dans notre maison et pas ailleurs. Pas par exemple à courir les rues pour tenter de rencontrer ce dégénéré de Bukuran. On t’a dit cent fois que votre relation n’était pas possible. Il n’y a pas à revenir là-dessus. On ne va quand même pas te le répéter une cent unième fois ! Je crois d’ailleurs que tu l’as très bien compris. C’est un fait acquis. On ne veut pas plus voir cet idiot dans notre famille, qu’on ne veut te voir toi dans la sienne. On n’a rien à dire à ces gens-là, qui nous ont causé tellement de soucis depuis deux siècles, alors ce n’est pas aujourd’hui qu’on va se mettre à leur parler. Pour être encore plus clair, dans le cas fort improbable où tu ne nous aurais pas encore compris, il vaudrait mieux pour la santé de ton Bukuran qu’on ne le trouve pas en ta compagnie. Si tu l’aimes autant que tu le dis, évite-le le plus possible, ce serait lui rendre un grand service. »

Là-dessus, le frère aîné s’assit et, assez fier de son discours, il toisa l’assemblée. Il s’attendait sans doute à des remerciements ou à quelques éloges  et ceux-ci allaient peut-être venir quand Alasina prit à son tour la parole. D’une voix calme et posée, elle prononça juste une phrase : « Ne t’en fais pas, tu ne me trouveras pas en présence du fils Hoxha. Nous serons assez intelligents pour ne pas attirer l’attention de gens bornés comme vous. » Et là-dessus elle prit la direction de sa chambre.

Décidément cette fille donnait bien du fil à retordre à tout le monde. On se regarda sans rien dire d’un air consterné, mais quand on repartit travailler dans les champs, chacun, sans rien dire, prit un fusil avant de sortir.

Une  semaine se passa sans que rien d’anormal ne vint troubler les esprits. Alasina restait le plus souvent auprès de sa mère et l’aidait dans ses tâches ménagères. Elle semblait souriante et pour un peu on se serait cru revenu aux temps anciens du bonheur, aux temps d’avant l’amour. Elle sortait peu et c’était toujours pour aller s’asseoir sur la margelle du puits, au centre du village, où elle parlait gentiment avec quelques amies. Cela se faisait publiquement et à la vue de tous. Jamais on n’avait vu l’ombre de Bukuran rôder dans les environs, ce qui se serait su aussitôt de toute façon. En effet, le village entier était aux aguets, comme on le pense bien. Mais non, il n’y avait rien d’anormal à signaler. A la fin on aurait fini par croire qu’elle avait renoncé à son amoureux, mais le calme qu’elle montrait et le sourire qu’elle arborait inquiétaient sa mère. Une telle attitude n’était pas normale, surtout de la part d’une personne comme elle, si obstinée dans ses idées d’habitude.  Cela sentait le piège. Peut-être essayait-elle d’endormir tout le monde avec une attitude irréprochable afin de mieux s’échapper par la suite ? Ou peut-être même parvenait-elle à voir son « fiancé » en cachette ? On demanda à quelques voisines d’exercer une surveillance discrète, demande par ailleurs bien inutile puisque cette surveillance, elles l’exerçaient depuis quelque temps déjà de leur propre initiative. Mais non, malgré leur vigilance, on ne remarqua rien d’anormal. Alasina restait vraiment chez elle ou allait parler avec ses amies sur la place du village. Aucun jeune homme ne l’approchait et encore moins le fils Hoxha, dont on disait qu’il était occupé avec les siens à moissonner les champs qu’ils possédaient là-bas bien loin, sur les contreforts des montagnes.

Petit à petit le père se détendit et il se mit à espérer que la crise était passée et qu’un peu de bon sens était revenu dans la tête de sa fille. Mais la mère, elle, restait inquiète et ne relâchait pas sa vigilance.  Elle ne croyait pas que tout pût finir aussi facilement. Elle s’en ouvrit même à son mari, qui ironisa sur ses craintes, celles-ci semblant en effet sans fondement. Pourtant, elle n’en démordait pas. Elle sentait un danger et derrière tout ce calme il lui semblait déjà percevoir l’odeur du sang.

 « Ce n’est pas possible », disait-elle, « elle est trop calme, trop heureuse. Je suis persuadée qu’elle est parvenue à entrer en contact avec le fils Hoxha d’une manière ou d’une autre. Je ne sais ni où ni comment, mais je suis certaine qu’ils s’envoient des messages. Tu verras qu’un jour ou l’autre ce jeune homme va réapparaître et qu’elle s’en ira avec lui. » Mais le père continuait à nier l’évidence. Même s’il doutait un peu lui-même de ce qu’il avançait, il soutenait que sa fille avait enfin compris où était son devoir et que jamais elle ne déshonorerait sa famille.

Une chose pourtant l’inquiétait, mais il se garda bien d’en parler avec son épouse. Et cette chose qui le tracassait, c’était l’attitude qu’avait adoptée son frère le boulanger. Il lui avait quand même confié sa fille et  il en avait donc la garde. Or il l’avait laissée partir de chez lui sans réagir et il n’était même pas venu voir ce qu’elle était devenue. C’était là tout de même un comportement étrange. Il fallait donc en déduire qu’il savait d’avance ce qui allait se passer. N’avait-il pas suffisamment laissé entendre qu’Alasina avait le droit d’aimer qui elle voulait ? Si cela se trouvait, il était prêt à servir d’intermédiaire entre les amoureux… Sans aller jusque là, en ne réagissant pas au départ de sa nièce, c’était un peu comme s’il lui donnait carte blanche et approuvait son attitude.

Une semaine se passa encore ainsi, sans aucun incident majeur, quand un lundi, vers les quatre heures de l’après-midi, Alasina qui venait de voir ses amies près du puits, rentra précipitamment et monta directement dans sa chambre où on l’entendit farfouiller dans ses affaires. Deux minutes plus tard elle redescendait avec un sac. Elle embrassa sa mère et lui dit, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, qu’elle s’en allait et qu’elle ne reviendrait plus jamais. La pauvre femme n’eut même pas le temps de répondre que déjà sa fille était sortie en courant. Pendant quelques instants, on entendit ses pas sur les pavés de la rue puis se fut le silence. Un silence impressionnant, insupportable. Ah, s’il n’y avait pas eu ce silence, peut-être n’aurait-elle pas réagi et n’aurait-elle rien fait ! Le soir, les hommes seraient revenus de champs, et tout en leur servant le potage, elle se serait contentée de dire « Alasina est partie.» Et eux n’auraient rien dit, sachant en effet qu’on ne pouvait rien y faire, que c’était dans la nature des choses. Et puis la vie aurait continué comme s’il ne s’était jamais rien passé. Un jour, beaucoup plus tard, Alasina serait revenue, un enfant dans les bras, et elle aurait dit au père « voici ton petit-fils ». Alors il aurait pris le bébé avec ses grosses mains, l’aurait regardé, lui aurait souri, et aurait dit à sa fille : « tu es la bienvenue, tu es ici chez toi, ne l’oublie pas. Et lui aussi est le bienvenu. » Et tout aurait été arrangé, car c’était en effet dans la nature des choses.

Oui mais voilà, en écoutant ce silence terrible qui avait suivi le bruit des pas dans la rue, la mère n’avait pu rester tranquille, car une mère qui voit son enfant lui échapper tente toujours de le retenir. Ce fut là son erreur, une faute horrible dont elle se repentirait toute sa vie. 

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01/03/2012

Une maison à la campagne (6)

Le père se souvint fort à propos qu’il avait un frère, lequel vivait à environ quarante kilomètres d’ici. Il ne l’avait plus vu depuis une bonne dizaine d’années mais le temps était peut-être venu de renouer les contacts. C’était un brave homme, qui aurait bien voulu avoir des enfants, mais qui n’en avait jamais eus, car sa femme avait toujours fait des fausses couches. De son état, il était boulanger, et il faisait le pain pour trois villages, là-bas, dans la plaine de l’autre côté du grand fleuve. La dernière fois qu’il avait rencontré Alasina, celle-ci venait juste d’avoir ses dix ans et l’oncle avait montré pour elle une affection qui ne s’était jamais démentie puisqu’il lui écrivait chaque année lors de son anniversaire. Certes, la « petite » avait un peu grandi, mais c’était peut-être l’occasion d’aller la lui remontrer. On lui expliquerait de quoi il était question et il comprendrait aussitôt ce qu’on attendait de lui.

Le lendemain à l’aube, qui était un dimanche, les gens qui s’étaient levés tôt aperçurent Alasina et son père qui s’en allaient avec le cheval et la carriole.  On les vit se diriger vers le  pont et donc vers le fleuve, ce qui laissait supposer qu’ils s’en allaient vers la plaine et non vers les montagnes. Mais en dehors de cela, personne ne savait où ils allaient exactement, ce qui n’empêcha pas les commères de chuchoter que ce départ était lié avec les coups de feu qu’on avait entendus la veille. Les unes approuvèrent cette sagesse : mieux valait mettre la jeune fille à l’abri, elle qui était l’objet de la convoitise du fils Hoxha, avant que le village ne soit à feu et à sang. D’autres au contraire prenaient un malin plaisir à mettre de l’huile sur le feu, décrivant ce départ précipité aux petites heures comme une fuite honteuse. La vérité, c’était que Bukuran allait de toute façon venir chercher sa fiancée un jour ou l’autre et qu’il n’y en avait pas un, du père ou des trois frères, pour oser s’y opposer. Ces deux idées contradictoires furent bientôt débattues par le village tout entier et à midi, autour du repas dominical (généralement du goulasch ou de l’agneau au yoghourt), on ne parlait plus que de cela. Avec le vin, les conversations s’animèrent et vers dix-sept heures divers clans s’affrontaient verbalement sur la place du village. Plus on parlait, plus on avait soif, et le raki rrushi coula à flot, même chez les musulmans, qui se laissèrent gagner par l’animation générale. Bref, à vingt heures on en serait venu aux mains si les épouses n’étaient pas venues chercher leurs vauriens de maris en leur rappelant qu’il fallait encore traire les vaches et soigner les cochons.

Il était bien tard quand la carriole revint, trainée par un cheval à moitié endormi qui ne semblait avancer que par la force de l’habitude. Sur le siège, le père tenait les rênes distraitement et son regard était aussi vague que celui du cheval. On n’aurait pas pu dire s’il était triste, résigné ou tout simplement complètement saoul à cause de tous les verres qu’il avait dû boire là-bas, de l’autre côté du fleuve. Par contre, ce qui était bien clair, c’était l’absence d’Alasina. On l’avait donc bien emmenée quelque part pour éviter les problèmes. Quant à savoir où elle pouvait bien être, cela resta un mystère qu’on ne parvint jamais à élucider puisque personne ne connaissait l’existence du brave boulanger.

Car brave, il l’était, le bougre. Quand il avait vu la carriole arriver devant chez lui, aux alentours de midi, il était aussitôt sorti pour accueillir son frère et sa nièce. Mais qu’est-ce qu’elle avait grandi ! La petite fille avec des tresses s’était métamorphosée en femme accomplie. Et elle était belle à croquer avec cela… « La beauté du diable, oui ! » s’était alors exclamé le père. Le boulanger comprit aussitôt qu’il y avait un problème. Après le déjeuner, pendant que la « petite » allait ranger ses affaires dans sa chambre, avec l’aide de sa tante, les deux hommes discutèrent sur la terrasse, à l’ombre d’un gros olivier deux fois centenaire. La situation était délicate. Garder Alasina, ce n’était pas un souci en soi. On trouverait bien de quoi l’occuper à la boulangerie. Elle pourrait tenir le magasin ou faire les tournées dans les fermes isolées. Pendant qu’elle travaillerait, elle ne penserait pas à ses amours. Par contre, exiger qu’elle renonce pour toujours à son Bukuran, cela semblait une autre affaire. « Et pourquoi donc ? » l’interrompit le père. Le boulanger expliqua longuement son point de vue. Pour lui, Alasina n’était plus une enfant, cela sautait aux yeux. Dès lors, cela allait être très difficile de lui dicter sa conduite. Si elle aimait ce garçon d’un amour profond, on ne parviendrait jamais à la faire changer d’avis. Tout ce qu’on risquait, c’était de la perdre. Ou bien elle allait se suicider par désespoir, ou bien elle allait rompre avec sa famille pour toujours et elle irait rejoindre le fils Hoxha. Pour le boulanger, le mieux était donc de laisser faire et d’oublier ces vieilles querelles de village qui remontaient aux siècles passés. Après tout les Hoxha en valaient bien d’autres et en plus ils n’étaient pas sans rien. En entendant cela, le père grogna. Il était venu, lui, non seulement pour mettre sa fille à l’écart de toute tentation, mais surtout pour que le vieil oncle persuadât sa nièce que l’honneur de la famille passait avant une amourette. « Amourette, amourette… », répondit celui-ci. Si ce n’était que cela, personne ne s’inquiéterait. Il fallait donc que cela soit beaucoup plus sérieux. Et si c’était plus sérieux, de quel droit empêcherait-on cette jeune fille de faire sa vie avec celui qu’elle aime ?

Bref, la discussion dura jusqu’au repas du soir et aucun accord ne fut trouvé. Le père persistait dans son refus de fréquenter les Hoxha, en raison des différends qu’il y avait eus dans le passé et il insistait sur la nécessité de sauvegarder la réputation de la famille. Son frère, lui, qui n’habitait plus au village depuis longtemps, trouvait ces vieilles querelles ridicules et il misait sur l’avenir, autrement dit sur l’amour que les jeunes gens se portaient. C’est donc avec une colère sourde au ventre que le  père remonta sur sa carriole, quand vingt heures venaient juste de sonner à l’horloge du monastère orthodoxe.

Tout le long de la route il n’arrêta pas de fulminer contre tous, à commencer contre sa fille, qui lui causait bien des soucis. Mais son frère à lui ne valait pas mieux et on voyait bien qu’il n’avait aucun sens de l’honneur pour avoir parlé comme il l’avait fait, faisant passer les amours d’une gamine avant le respect du clan. Pour se donner du courage, avec toute cette route à faire, il but plusieurs rasades de raki. Plus il en buvait, plus il trouvait que finalement la situation n’était pas si catastrophique que cela. Après tout sa fille était en sécurité, les Hoxha ne viendraient pas l’enlever de force et elle, de son côté, ne risquait plus de quitter le domicile familial pour s’enfuir avec ce damné Bukuran. La vie allait pouvoir reprendre son cours normal. Quant à son frère, ce n’était qu’un idiot qui n’avait jamais rien compris à rien, mais après tout c’était un idiot utile, puisqu’il avait accepté de s’occuper de la « petite ». A la fin, content de l’avenir qui s’ouvrait devant lui, le père se laissa guider en toute confiance par le cheval et s’endormit. Ce n’est que lorsque la carriole roula sur les gros pavés du bourg qu’il se réveilla, et c’est dans cet état que quelques habitants le virent, tout imprégné encore de l’alcool qu’il avait bu.

Pendant quelques jours, la situation redevint paisible. La tension était retombée dans le village et chacun vaquait à ses occupations sans trop se poser de questions. Encore une semaine et on aurait complètement oublié l’histoire d’Alasina. Sauf qu’un beau matin, alors que le soleil se levait à peine et que les montagnes, à l’horizon, restaient noyées dans la brume, on vit une jeune fille traverser la place de l’église. Elle semblait fatiguée et s’appuyait sur un bâton. C’était Alasina.    

Ca, pour une surprise, c’était une surprise ! La mère enlaça sa fille en fondant en larmes tandis que le père bougonnait dans son coin. Quant aux frères, ils se regardaient sans rien dire, comprenant bien que des moments difficiles venaient de commencer. La « petite » expliqua qu’elle était partie la veille au soir et qu’elle avait marché toute la nuit. L’oncle, bien entendu n’était pas au courant, sinon il ne l’aurait pas laissée s’enfuir comme cela. Elle avait évité la grande route et avait emprunté des chemins de traverse, qu’elle ne connaissait pas. Dans l’obscurité, elle s’était perdue une ou deux fois et avait quand même eu très peur. Surtout qu’en traversant un petit bois elle avait entendu des hurlements. Ce n’étaient peut-être que des chiens errants, mais cela pouvait tout aussi bien être des loups. Elle avait été effrayée et s’était mise à courir. C’est alors que son pied avait heurté une racine et qu’elle était  tombée, se foulant la cheville. Mais il fallait bien continuer et elle s’était aidée d’un bâton pour tenir le  coup, chaque pas lui causant une vive douleur.

« Ce n’est pas raisonnable, ma petite », dit la mère. « Tu ne te plaisais pas chez ton oncle ? » Bien sûr que non, qu’elle ne s’y plaisait pas. C’était pourtant le plus brave des hommes, mais elle était trop malheureuse là-bas. Elle n’aurait pas pu rester un jour de plus. Alors elle avait décidé de revenir et de revoir Bukuran. Elle ne regrettait rien et si c’était à refaire, elle referait les quarante kilomètres, même si elle devait se traîner sur les genoux.

Un grand silence suivit ses paroles. Le malaise était palpable dans la pièce. Ils étaient là, tous les six, à se regarder du coin de l’œil sans oser parler. Il fallait parler pourtant, on ne pouvait pas tolérer ce qui venait d’être dit sans réagir. Mais chacun savait que dès qu’une parole serait prononcée, la guerre serait déclarée et qu’elle n’aurait plus jamais de fin. Le père se taisait, étouffant sa colère comme il pouvait. Il n’avait qu’une peur, c’était de s’emporter et d’en venir aux coups. Il savait que s’il parlait il allait s’enflammer et qu’ensuite il ne tolérerait aucune réplique de la part de sa fille. Or il la connaissait et il avait vu la détermination qu’il y avait au fond de son regard. Il hésitait donc à ouvrir le premier les hostilités.

Dans la chambre d’à côté, on entendait le tic-tac régulier d’un gros réveil. Le silence devenait intolérable. Alasina, elle, appuyée contre un mur, les cheveux défaits mais les yeux étincelants, attendait sans broncher. La tête bien droite, elle observait tout le monde, se demandant qui allait commencer le premier. C’est le frère aîné qui prit la parole.      

Littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature