Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/04/2012

Une maison à la campagne (10)

"Délire de persécution" par Pierre d'Autrecourt de Pomency.


Puisqu’on me laissait la liberté de me promener dans les couloirs, je n’allais pas m’en priver. Voilà déjà deux bonnes heures que l’infirmière m’avait installé dans ma chambre et je commençais à m’ennuyer. A part un peu de linge dans ma petite valise et une brosse à dents, je n’avais vraiment pas eu grand-chose à ranger. J’avais bien regardé par la fenêtre, mais on ne voyait que des toits de zinc sur lesquels la pluie tombait doucement, avec une tristesse infinie qui me donnait le cafard. J’ai fait un effort, pourtant, pour m’intéresser à ce spectacle et j’ai essayé de compter le nombre de gouttes de pluie qui devaient tomber en même temps sur toute la surface du toit. J’ai donc d’abord dû évaluer la surface de cette toiture, ce qui ne fut pas aisé, étant donné qu’il y avait des aspérités et des rebords. Pourtant, après de nombreux calculs, je suis arrivé à un chiffre approximatif dont je dus bien me contenter. Pour avoir le chiffre exact, j’aurais dû m’armer d’un mètre et arpenter le toit. Cela n’aurait pas été impossible, puisqu’il était plat. Il aurait suffi de faire passer une échelle par la fenêtre de ma chambre, de lui donner la bonne inclinaison et puis de descendre pour mesurer. Mais vous me voyez demander une échelle aux médecins pour aller mesurer un toit sous la pluie ? Ils allaient encore trouver que j’avais des idées bizarres, ce qui est leur manière à eux de dire que je suis fou.

Et puis, une fois sur le toit, je n’aurais pas été sauvé. Il aurait fallu compter les gouttes de pluie qui tombent sur une surface d’un centimètre carré. Cela n’a l’air de rien, mais c’est un exercice assez difficile. Je m’y suis essayé souvent sans jamais vraiment y parvenir. La difficulté tient au fait que la pluie est transparente et donc peu visible et au fait qu’elle est liquide et donc  fuyante. A peine tombée sur le toit humide, elle disparait aussitôt pour se mêler aux autres gouttes qui l’ont précédée. Et à supposer que j’arrive quand même à déterminer le nombre de gouttes (en acceptant qu’il soit approximatif, ce qui est tout de même dérangeant pour l’esprit cartésien que je suis) il me faudrait encore multiplier ce chiffre par le nombre de centimètres carrés de la toiture. N’ayant pas de calculatrice à ma disposition dans cet hôpital (ils ont sans doute peur qu’on ne l’ingurgite par inadvertance), il me faudrait effectuer l’opération mentalement, ce qui augmenterait encore le risque d’erreur. Au final, je me retrouverais avec un chiffre qui ne serait qu’une pure hypothèse puisque la surface, le nombre de gouttes et le calcul mathématique sont tous très approximatifs. Il me faudrait recommencer l’opération une bonne dizaine de fois et effectuer une moyenne pour enfin proposer un chiffre qui, selon toute vraisemblance, se rapprocherait de la réalité. Pourtant, une nouvelle fois, si je proposais ce chiffre au médecin venu m’examiner, il dirait que je suis fou de me préoccuper de telles sottises. Il aurait tort, cependant. En effet, lui qui se dit si savant, il serait bien incapable de me donner le moindre chiffre puisqu’il ne s’est même jamais posé la question de savoir combien de gouttes d’eau tombaient en même temps sur un toit. Je vois là un manque de curiosité  manifeste. De la part de quelqu’un qui prétend raisonner scientifiquement, je  trouve cela désolant.

Enfin passons. Quand j’en ai eu assez de tous mes calculs et quand je me suis rendu compte une nouvelle fois que je n’atteindrais jamais la vérité, je suis sorti de ma chambre. Il fallait quand même bien que je fasse connaissance avec ma nouvelle résidence. Surtout qu’on m’avait fait comprendre que je risquais d’y rester fort longtemps. J’avais bien essayé de savoir si on comptait me libérer définitivement un jour, mais tout le monde était resté très évasif sur ce sujet pourtant crucial. On a parlé de sorties provisoires, de sorties sous surveillance, de promenades réglementées, mais jamais vraiment de sortie pure et simple. C’est regrettable car ils se trompent lourdement. J’ai déjà essayé de leur expliquer que ma logique et ma manière de raisonner dépassent de loin la leur, mais ils ne veulent rien entendre. Ils disent que je souffre d’un délire de persécution et qu’à cause des idées que je me mets en tête, je pourrais être dangereux pour autrui. Quelle folie ! Si j’avais peur de quelqu’un, je m’enfuirais aussitôt et je ne m’avancerais pas vers lui pour le tuer. Cela tombe sous le sens, mais ils ne veulent rien comprendre. Par contre, à force de me répéter à tort que je souffre d’un délire de persécution, ils vont finir par le provoquer, ce délire. Car petit à petit, oui, je me sens méprisé par tous ces médecins qui croient détenir le savoir et qui ne détiennent rien du tout. La preuve, ils ne pourraient même pas vous dire combien de gouttes d’eau sont tombées sur le toit tout à l’heure.

J’ai continué à me promener un peu partout. Les infirmières que je croisais me regardaient d’un air étrange, sans doute parce qu’elles ne me connaissaient pas. Peut-être même me prenaient-elles pour un simple visiteur, mais bon, de toute façon je n’aime pas cette manière suspicieuse qu’ont certaines personnes de me dévisager. J’ai toujours l’impression qu’on me reproche quelque chose et qu’on va m’attaquer au moment où je m’y attends le moins. J’ai déjà expliqué tout cela aux médecins, mais ils y ont vu une preuve de ma « maladie », alors qu’à l’évidence c’est le contraire : c’est le monde qui est agressif à mon égard. Enfin, passons…

Après avoir erré pas mal de temps dans le bâtiment et après m’être perdu plusieurs fois, je suis finalement arrivé au bout d’un long corridor. Après, il n’y avait plus rien, sauf une fenêtre qui donnait sur le vide. Au loin, on distinguait une forêt, mais elle était si loin qu’on aurait dit un rêve inaccessible. Par contre, le gouffre à mes pieds, on le voyait bien, lui. Il aurait suffit de pas grand-chose pour que tout s’arrêtât là et pour que mes problèmes prissent fin. Peut-être alors comprendraient-ils enfin que je n’étais pas plus fou qu’eux et que c’est par désespoir que j’en étais arrivé à cette extrémité, à cause de leur regard accusateur, en quelque sorte. Mais je les connaissais trop bien. Ils verraient encore dans mon désir de quitter la vie une preuve supplémentaire de ma folie. Pourtant, cette vie, ils la quitteraient eux aussi un jour. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce que cela changerait, finalement ? En quoi serait-ce une preuve de folie de vouloir s’en aller en pleine santé ? Ne serait-ce pas mieux que de s’accrocher désespérément à l’existence à quatre-vingt-dix-neuf ans alors qu’on souffre de partout ? Et tous ces médecins n’auraient-ils pas, eux aussi, la tentation d’en finir si on leur annonçait qu’ils étaient atteints d’une maladie incurable et très douloureuse ? Pourtant c’est le cas. Nous sommes tous concernés et dès notre naissance notre fin est déjà programmée. Enfin, laissons cela, chaque fois que j’ai voulu leur expliquer mon point de vue, ils n’ont rien trouvé de mieux à faire que d’augmenter ma dose de médicaments. Et puis de toute façon, les fenêtres ne s’ouvrent pas dans cet hôpital, je viens de vérifier.

Bref, j’allais regagner ma chambre quand j’ai aperçu une porte entrebâillée. Et c’est alors que je l’ai vue. La petite Sarah ! On était à l’école primaire ensemble. Elle avait toujours été folle, elle, ça se voyait à son regard et c’est bien parce qu’on était dans un petit village que l’instituteur l’avait acceptée avec les autres élèves. En ville, elle aurait été enfermée tout de suite. D’ailleurs à douze ans elle ne savait toujours pas lire et elle n’avait jamais dépassé le CE1. La retrouver ici était donc normal et à vrai dire c’est plutôt le contraire qui aurait été étonnant. Elle était attachée sur sa chaise avec une espèce de ficelle en tissu. Elle m‘a regardé d’un air vague, manifestement sans me reconnaître. Dans le fond, je préférais cela, je n’avais pas trop envie d’engager une conversation qui n’aurait débouché sur rien. Qu’est-ce qu’on aurait bien pu se dire ?

–        Tiens, Sarah, c’est toi ?

–        Oui, c’est moi.

–        Ca va ?

–        Oui ça va et toi ?

–        Moi ça va aussi. Qu’est-ce que tu fais ici ?

–        Ben la même chose que toi…

Et là, à cette idée, mon estomac s’est serré. Car en effet, je me retrouvais dans le même hôpital qu’elle. Ce n’était même pas un hôpital, mais carrément un asile, n’ayons pas peur des mots. La différence entre Sarah et moi, c’est qu’elle était folle depuis l’école, depuis toujours même. Sa présence en ces lieux se justifiait. Elle aurait même dû y naître et si sa mère avait eu un peu de jugeote c’est ici qu’elle serait venue accoucher. Mais moi ? Moi si brillant en CM2 et plus tard au lycée, moi qui remportais tous les prix ? Était-ce logique qu’on m‘ait enfermé ici, avec cette idiote qui n’avait même jamais pu écrire son nom et encore moins déchiffrer le moindre livre ? C’était non seulement injuste, mais même révoltant.

Pendant que je raisonnais ainsi, l’idiote me fixait de ses yeux globuleux et vides. On aurait dit qu’elle cherchait une image dans le fond de sa mémoire, une image oubliée, qui remontait à loin. Je l’ai regardée méchamment, car je savais déjà ce qui allait se passer. Et en effet, après quelques secondes, j’ai vu son visage s’éclairer d’un semblant d’intelligence tandis que d’une voix balbutiante elle essayait de prononcer mon prénom. Là c’était trop, beaucoup plus que je ne pouvais en supporter, en tout cas. Il faut me comprendre. Me retrouver dans le même établissement que cette fille dont nous nous étions tous moqué quand nous étions enfants, ce n’était déjà pas gai, mais qu’elle se permette de faire comme si elle me connaissait, là c’était vraiment trop. Bientôt elle engagerait un semblant de conversation en utilisant les trois seuls mots qu’elle avait jamais pu retenir et ce serait pour évoquer notre enfance commune et souligner tout ce qui nous rapprochait.  Non, je ne pouvais pas tolérer cela. Si je la laissais faire, on allait me croire aussi fou qu’elle. Car je devinais son intention. Elle avait le fond méchant, c’était certain et elle allait essayer de me mettre sur le même pied qu’elle, pour m’humilier au maximum.

Alors je suis entré dans sa chambre, j’ai délié une des ficelles qui  l’attachaient et au moment où elle me faisait un grand sourire, croyant que j’allais la délier complètement, j’ai passé la ficelle autour de son cou et j’ai serré le plus fort possible.

Quand je suis parti, elle avait toujours le même regard vague, mais encore plus fixe que d’habitude. Quant à sa langue, elle sortait de sa bouche comme un serpent hideux et tout visqueux. Comme cela, elle avait vraiment une tête de folle et c’était à faire peur. Je me suis enfui et j’ai regagné ma chambre. Le problème, c’est que depuis cet incident ils m’ont enfermé à clef. Ils sont à deux doigts de me prendre pour un fou dangereux. Quand je disais que tout le monde m’en voulait…

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature

14/04/2012

Une maison à la campagne (9)

J’ai refermé le livre et je suis resté un long moment abasourdi. Cette histoire d’amour, de violence et de sang me laissait pantois. J’avais l’air de quoi, moi, avec mon amoureuse que je rencontrais certes le plus souvent possible et avec grand plaisir, mais avec qui j’entretenais finalement une relation fort policée ? Rien de commun, chez ma compagne, avec la passion dont faisait preuve la bouillante Alasina. J’en étais à me demander si cette histoire était une pure fiction ou si au contraire elle relatait un fait réel. Difficile à dire, tant les écrivains ont l’art de vous entraîner dans  des pays imaginaires qui ressemblent à s’y méprendre aux nôtres, en plus beaux ou en plus horribles. Et ici, cette Albanie encore un peu sauvage me semblait en effet à la fois plus belle et plus terrible que nos contrées de l’extrême Occident. Pour un peu j’aurais voulu connaître Alasina « en vrai » et être celui dont elle était amoureuse. Certes, l’histoire finirait forcément mal, je venais d’ailleurs d’en lire la relation, mais est-ce que recevoir un amour aussi passionné ne méritait pas quelques désagréments ? Que vaut la vie, si elle ne vous procure pas des sensations fortes, vous permettant, pour un instant au moins, d’exister pleinement ?

Je regardai mon verre. Il était vide. Mauvais présage. Comme il fallait s’y attendre je me mis à réfléchir à ce que j’avais bien pu faire d’intéressant dans mon existence depuis que j’étais né. A vrai dire, je ne trouvais rien de vraiment marquant. J’aurais pu n’avoir jamais existé, le cours de l’univers n’en aurait pas été ébranlé le moins du monde. Alors ? Alors il me semblait subitement que la vie si courte d’Alasina avait finalement eu plus de sens que la mienne. Je travaillais dans une grande ville, je  m’y ennuyais assez bien, pour me divertir je venais passer quelques jours ici, dans cette campagne boisée, et puis ? Et puis plus rien. Le cercle se refermait sur le vide. De ma vie, il n’y avait rien à dire et nul écrivain n’aurait pu broder sur elle. C’était à désespérer.

Quant à ma compagne du moment, je me rendais bien compte que je ne tenais pas énormément à elle, en fin de compte. J’étais content de la voir, on passait de bons moments ensemble, mais est-ce que ma vie était bouleversée quand elle apparaissait ? Est-ce que le cours de mon existence s’en trouvait modifié ? Non, pas le moins du monde. Alors une sorte de cafard s’empara de moi, une de ces tristesses bien solides qui ne vous lâchent pas de si tôt.

Pour tenter de me secouer, je suis allé à la cave chercher une deuxième bière. Je l’ai ouverte sans même m’en rendre compte et je me suis mis à boire en tentant de savoir ce qu’était vraiment l’amour. Alasina aimait, elle savait ce qu’aimer voulait dire, il n’y avait pas à en douter. Mais quelque part, était-elle vraiment elle-même dans le paroxysme de sa passion ? Elle ne vivait plus pour elle, mais pour l’Autre, cet autre avec qui elle aspirait de partager sa vie. Paradoxalement donc, pour que l’existence de la jeune fille prît un sens, il avait fallu qu’elle sortît d’elle-même, qu’elle sacrifiât tout ce qu’elle était pour le donner comme un présent à l’être aimé. Et dans son cas ce don de soi était allé jusqu’à la mort. La vie ne valait donc quelque chose que si on était disposé à la sacrifier. Il me semblait que Malraux, dans « La Condition humaine » avait dû dire quelque chose d’approchant. Il faudrait à l’occasion que je recherche la citation précise. En d’autres termes, cela revenait à se demander s’il valait mieux mener sagement une existence longue et tranquille ou au  contraire vivre intensément quelques instants privilégiés en prenant le risque de tout perdre.

J’ai continué à boire ma bière en réfléchissant à tout cela. A la fin j’ai dû m’endormir car quand j’ai ouvert les yeux l’aube filtrait déjà à travers les fentes des volets. Quant à moi, j’étais affalé dans mon fauteuil, avec un mal de tête pas possible. J’avais trop bu, c’était clair. Il faut dire que j’en avais complètement perdu l’habitude. Du coup, les folles années de ma jeunesse me revinrent en mémoire et le poids des ans me parut d’autant plus lourd à supporter. Des images se mirent à défiler devant mes yeux, à un rythme de plus en plus rapide. Des paysages de montagne : les Alpes, les Pyrénées, l’Aubrac, la Margeride, les Cévennes… Puis des plages immenses, celles de l’Atlantique, ravagées par les tempêtes d’équinoxe ; un village de Provence, écrasé de soleil ; les forêts du nord-est, ténébreuses et mystérieuses ; les falaises de Bretagne et leur granit rose ; une petite église romane, perdue quelque part en Auvergne… Les images s’accéléraient et plus elles allaient vite, plus ma tête tournait. Maintenant je voyais des visages. Des amis étudiants, perdus de vue depuis si longtemps ; une jeune fille juive, que j’avais aimée à vingt ans ; une femme jeune encore, qui me souriait dans un train… Puis soudain tout s’arrêta, comme si la pellicule s’était cassée. Seule la bobine continuait à tourner à vide, actionnée par le moteur du projecteur.

La vacuité de mon existence actuelle me saisit d’effroi. Tous ces gens que j’avais connus, qu’étaient-ils devenus ? Je n’en savais strictement rien. Ils avaient compté, pourtant, dans mon existence. J’avais épousé leurs idées ou je m’y étais opposé, peu importe, mais ils avaient contribué à faire, sans doute sans le vouloir, celui que j’étais devenu. Un à un ils avaient quitté la scène de ma vie. Certains étaient partis à l’étranger, d’autres s’étaient mariés et avaient disparu, d’autres encore étaient déjà passés de l’autre côté du rideau, celui qu’on ne franchit qu’une fois. Quant à moi, je me retrouvais seul, assis ou plutôt couché dans ce fauteuil, contemplant d’un œil étonné l’aube qui se levait, une aube aussi improbable que tout le reste.

Je poussai un soupir. Mon regard se posa sur le  livre de nouvelles, qui était tombé à terre. J’enviais la force d’Alasina, la manière dont elle avait aimé Bukuran. Je l’enviais lui aussi, d’avoir été aimé de la sorte. Puis je me dis que la littérature avait quand même l’art de condenser en quelques pages tout ce qu’il y avait d’important dans une vie. Alors j’ai tendu la main pour reprendre le livre et j’ai lu le titre de la deuxième nouvelle. 

Littérature


00:56 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : littérature