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26/05/2012

Une maison à la campagne (13)

Le lendemain, on partit à l’aube. Impossible d’ailleurs de rester une heure de plus en cet endroit. La nuit, les insectes n’avaient pas arrêté de tourner autour de la moustiquaire et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur obstination avait été payante. Certains avaient fini par trouver les rares trous minuscules disséminés sur la surface de la toile. Une bonne dizaine d’énormes moustiques avaient donc fait connaissance avec l’homme blanc endormi, lequel s’aperçut très vite de leur présence. Mais à part se gratter à sang, il ne put pas faire grand-chose, même pas se rendormir. C’était impossible, car il entendait le vrombissement strident de toutes ces bestioles et au moment où il donnait un coup à gauche, croyant en exterminer l’une ou l’autre, il se faisait cruellement piquer du côté droit. Tout cela dans une nuit d’encre qui empêchait de voir l’ennemi, cela n’avait rien de réjouissant et il y avait de quoi perdre patience. Quand enfin, vers quatre heures du matin, il finit par s’assoupir d’épuisement, il fut aussitôt réveillé par les oiseaux de la forêt, qui se mirent à siffler tous ensemble en un concert impressionnant.

Quand il sortit de sa tente, les Noirs dormaient encore près du feu éteint. A première vue les moustiques ne les empêchaient pas de dormir, eux ! Au regard incrédule qu’ils lui jetèrent, il comprit qu’il était quasi défiguré par les piqûres d’insectes. Tant pis, à la guerre comme à la guerre ! Une terre inconnue l’attendait aux sources du fleuve et il y arriverait. Ce n’était quand même pas trois bestioles minuscules qui allaient l’empêcher d’atteindre son but. On replia la tente, on remit tous les bagages dans la pirogue et on déjeuna sur le pouce de deux bananes. Le vieil indigène, celui qui avait raconté l’histoire du léopard, mangeait même la peau épaisse et jaune de ce fruit exotique. Il la mâchait lentement et consciencieusement, assurant à chaque fois qu’on l’interrogeait que la force de la banane était là, dans cette peau à première vue indigeste, mais qui lui permettait, lui, de ramer toute une journée malgré son grand âge et cela sans plus absorber la moindre nourriture avant la nuit.

On poussa la pirogue dans l’eau et on se mit à pagayer. Le courant était plus fort encore que la veille et on fit comprendre au grand chef blanc que si cela continuait ainsi, si le fleuve persistait à montrer sa colère, il faudrait se résoudre à attendre qu’il se calmât. Car le fleuve était un dieu, lui expliqua-t-on et il n’est jamais bon d’aller contre ses volontés. S’il a décidé de nous empêcher de remonter jusqu’à sa source, il ne faut pas s’opposer à son désir. Son esprit est partout et si vous désobéissez, il vous retrouvera où que vous soyez. Mais l’idée de rester inactif pendant deux bonnes semaines ne plaisait pas à l’explorateur occidental, qui était animé par l’énergie propre à sa race et qui ne comprenait pas qu’on pût vivre au rythme de la nature en se pliant à ses caprices. « Si on ne peut plus ramer, nous continuerons à pied. » Les Noirs le regardèrent, incrédules. Un Blanc, à pied ? On n’avait jamais vu cela !

Pourtant, vers midi, il devint évident pour tout le monde qu’on ne pouvait plus continuer ainsi. On avait beau ramer et ramer, pagayer en cadence et en chantant, rien n’y faisait : le bateau n’avançait pas. Parfois, même, il reculait après avoir pivoté sur lui-même et on avait alors toutes les peines du monde à le remettre dans le bon sens. Bref, si on avait progressé d’un petit  kilomètre depuis l’aube, c’était le maximum. On tira la pirogue sur le rivage et comme tous les bagages étaient à l‘intérieur, ainsi que tous les vivres, il fut décidé qu’on la porterait. Cela permettrait de l’utiliser de nouveau dans quelques semaines, quand la force du courant serait devenue plus raisonnable. On se mit donc en route. Deux hommes ouvraient la voie, tranchant sans pitié la végétation luxuriante afin d’ouvrir un passage. Puis six Noirs suivaient, portant la pirogue et tout son chargement. Enfin les deux derniers fermaient la marche, tenant chacun le côté d’une planche sur laquelle était assis l’homme blanc. Celui-ci encourageait son équipe en criant sans arrêt et en exhortant tout le monde à avancer.

Pour ce qui était d’avancer, on avançait, plus vite assurément que sur le fleuve en crue, mais à ce rythme-là, il était clair qu’on ne ferait pas cinq kilomètres sur la journée. La plus grosse difficulté, c’était pour les hommes qui portaient  l’explorateur. Comment voulez-vous avancer tout en tenant latéralement une planche de bois pesant soixante-quinze kilos avec son fardeau ? C’était impossible ! Déjà ils étaient obligés de se pencher car la planche était basse, mais en plus ils devaient incliner le corps sur le côté, ce qui fait que leur démarche ressemblait à celle des crabes.

On fit un arrêt et on changea de méthode. L’homme blanc se retrouva assis dans la pirogue, toujours portée par les six Noirs, tandis que les deux autres derrière croulaient littéralement sous les bagages. Ils en avaient sur le dos, sur les épaules, en équilibre sur la tête et ils en portaient encore dans leurs bras. C’est bien simple, on ne les voyait plus sous cet amas hétéroclite, qui faisait un bruit métallique à chaque pas à cause des piquets de tente qui s’entrechoquaient. Tout ce qu’on apercevait, c’était leurs yeux apeurés, car ils craignaient de trébucher contre une racine et de tout faire tomber.

Après un kilomètre, tout le monde était exténué, même le Blanc dans sa pirogue, qui avait tellement crié pour guider son petit monde qu’il n’avait presque plus de voix. On changea encore de tactique. Cette fois, quatre hommes portèrent la pirogue vide pendant que trois se chargeaient des bagages, que deux ouvraient la route à coups de machette et que le  dernier portait l’explorateur sur son dos. Juché comme il l’était en hauteur, il dominait la situation et donnait ses instructions à qui voulait l’entendre. En réalité, plus personne ne l’écoutait et tout le monde marchait machinalement sans penser à rien dans la chaleur étouffante. Il fallait être attentifs à ne pas se couper aux feuilles de fougères géantes qui, à peine tranchées, retombaient devant les pieds des marcheurs. Il fallait faire attention aux nuages d’insectes qui vous enveloppaient de leur masse bourdonnante ainsi qu’aux serpents qui, eux, trainaient dans les branchages et risquaient de vous tomber dessus à tout moment. Il fallait enfin éviter de marcher sur les araignées qui pullulaient au sol et dont la moindre morsure pouvait être fatale. Alors si en plus de tout cela il avait fallu écouter l’homme blanc, qui vociférait dans une langue que les pauvres Nègres entendaient à peine, c’est sûr qu’on allait encore avancer moins vite.

Vers dix-sept heures on s’arrêta pour dresser la tente. Tout le monde était exténué. On mangea le reste du singe, qui était maintenant légèrement faisandé, accompagné d’un riz blanc et collant, le même que la veille et qui était  toujours aussi insipide. Il n’y eut pas de conte ce soir-là et à peine le repas terminé, tout le monde s’endormit.

Le lendemain à l’aube, la petite troupe fut réveillée par une dizaine de singes qui s’étaient mis en tête d’inspecter le campement. Certains étaient déjà en train de puiser dans la réserve de riz quand  l’alerte fut donnée. L’homme blanc sortit précipitamment de sa tente et en deux coups de fusil il rétablit la situation. Deux cadavres restèrent à terre, tandis que les autres singes s’enfuyaient vers la cime des arbres en criant. Le dîner du jour était déjà assuré. Voilà une journée qui commençait bien. L’explorateur en profita pour dire qu’il fallait rattraper le temps perdu la veille et qu’il espérait bien faire quinze kilomètres aujourd’hui. Le plus vieux des Noirs le regarda et il dit simplement : « Alors toi aussi ti marches et toi aussi ti portes bagages. » Les deux hommes se dévisagèrent. Ce qui venait d’être dit était très pertinent et chacun le savait. Comme ils savaient que ce qui était en jeu maintenant, c’était de savoir qui allait diriger la suite des opérations. D’un côté un Blanc qui avait la pouvoir théorique mais qui ne connaissait rien à la forêt équatoriale, de l’autre un Noir habitué à voyager à travers bois et qui connaissait son pays à fond. Si on voulait avancer et si on voulait que l’expédition fût un succès, il allait bien falloir redescendre de son piédestal et accepter de se faire commander par un indigène. C’était le bon sens même. Et comme notre explorateur n’était pas venu ici pour diriger mais pour découvrir des terres inconnues et vivre une expérience extraordinaire, il accepta les nouvelles conditions sans rien dire. 

Le nouveau chef donna quelques ordres et on repartit. Il y a avait toujours deux hommes en tête, pour se frayer un passage dans la végétation, mais cette fois il n’y en avait plus que trois pour porter la pirogue vide. Du coup, les cinq derniers étaient suffisants pour porter les bagages. Quant à l’homme blanc, pour lui donner l’illusion qu’il commandait encore un peu, on ne lui fit rien porter, sauf les deux carabines, symboles par excellence de l’autorité aux yeux des Noirs.

En procédant de la sorte, on fit quinze kilomètres ce jour-là et même vingt les jours suivants. Vers midi on s’arrêtait pour manger un peu de ce riz infâme et quelques fruits cueillis dans la matinée. Le soir, on faisait un feu pour éloigner les moustiques, puis le chef racontait une histoire. Il était souvent question d’animaux dans ces contes, d’animaux qui se comportaient comme les hommes. On sentait que les Noirs les craignaient et que les véritables maîtres de l’Afrique, c’étaient eux. Le léopard occupait une place de choix dans tous ces récits, mais les oiseaux de proie également, ainsi que les lions et les éléphants. Ces derniers incarnaient non pas la force, comme on aurait pu le croire, mais l’intelligence et la mémoire. A cause des fameux cimetières où ces pachydermes ont l’habitude de venir se recueillir devant les ossements de leurs congénères morts, la mythologie primitive leur a attribué un rôle à part dans le monde animal, celui de conserver le souvenir des choses disparues. Ainsi, si une femme perdait un enfant en bas âge (ce qui, dans ces contrées sauvages, arrivait tous les jours), elle partait à la recherche d’un troupeau d’éléphants. Lorsqu’elle en avait trouvé un, elle se mettait à réciter des paroles rituelles puis exprimait sa peine par des sanglots. Pour mieux pleurer, elle se lacérait les seins à coups de lianes, puis elle tombait à genoux et attendait. On dit que si les éléphants s’approchaient d’elle, sa peine s’envolait aussitôt car elle savait alors que le souvenir de son enfant allait se perpétuer chez les dieux. Si par contre les éléphants lui tournaient le dos, l’âme du petit défunt allait hanter la forêt et se transformer en esprit méchant. Parfois, il rentrait dans le corps d’un serpent et se vengeait des vivants en leur causant des blessures mortelles.

Chaque soir, quand le vieillard avait fini son récit, on voyait que le regard des hommes exprimait une peur viscérale. L’Afrique profonde était là, autour de ce feu, au milieu de cette forêt impénétrable et le long de ce fleuve bouillonnant. La vie, ici, n’était pas seulement vécue, elle était aussi rêvée et un autre monde semblait exister à côté du monde réel, un monde de fantômes et de nuit, un monde aussi noir que la couleur de la peau des indigènes.

Littérature

01:30 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

18/05/2012

Une maison à la campagne (12)

De cette nouvelle, je ne pourrais donner ni le titre ni l’auteur,  car deux feuillets avaient été arrachés au livre, ce qui m'a fort contrarié je dois dire  quand j’ai découvert cela. Connaître le nom de l’auteur, je m’en moquais bien, dans le fond, et quant au titre, ce n’était pas tellement important, mais les quatre pages de texte perdues, cela ça me dérangeait considérablement. Les premières lignes que j’ai pu lire parlaient d’un homme jeune encore qui remontait le fleuve Congo. Comment s’était-il retrouvé là et dans quel but ? Cela resterait à jamais un mystère pour moi. Il me fallut bien admettre que je ne connaîtrais jamais les débuts de cette histoire. Pour me consoler, je me suis dit que lorsqu'on rencontre une femme, on ne sait rien non plus de sa vie antérieure, mais pourtant cela n’empêche pas de faire sa connaissance et d’essayer de construire quelque chose avec elle. Eh bien, pour cette nouvelle, ce serait la même chose. D’ailleurs le peu que j’en avais lu me plaisait déjà et j’avais hâte de connaître la suite.

Un homme jeune donc, d’une bonne trentaine d’années, remontait le fleuve Congo sur une pirogue. Casque colonial blanc, pagayeurs indigènes, de nombreux bagages entassés à l’arrière de l’embarcation… On devait être au milieu ou à la fin du XIX° siècle, à une époque où ces contrées de l’Afrique équatoriale étaient encore quasi inexplorées. On progresse lentement car le courant est fort et puissant. Impossible d’ailleurs d’espérer rester au milieu du fleuve, il faut longer les berges si on veut avancer. Mais les hommes sont fatigués, on le voit à la lenteur avec laquelle les pagaies frappent l’eau. Les mouvements ne sont même plus synchronisés et bientôt la pirogue va se mettre de travers et sera emportée irrémédiablement dans l’autre sens. Inutile de retourner d’où l’on vient, aussi l’homme blanc donne-t-il l’ordre de mettre pied à terre et de dresser le camp. Il est vrai que le soir tombe vite dans ces contrées. Il ne s’y fera jamais tout à fait. L’instant d’avant le soleil vous écrase de ses rayons et subitement c’est la nuit noire, la terrible nuit équatoriale, impénétrable et remplie de milliers de cris mystérieux. Bref, il est plus que temps de s’arrêter si on veut monter la tente et installer la moustiquaire. Le plus âgé des Noirs désigne du doigt une petite plage sablonneuse. C’est l’endroit rêvé, il n’y a pas à dire. Ces hommes qu’on dit sauvages ont tout de même un sens pratique contre lequel aucun Blanc ne pourrait rivaliser. Notre jeune explorateur le sait et il ne serait pas arrivé jusqu’ici s’il avait dû se fier à son seul instinct. Loin de mépriser ses compagnons de couleur, comme il a vu de nombreux colons le faire, il a plutôt pour son équipe le respect qu’impose le danger omniprésent. Dans un tel contexte, au milieu d’une nature si hostile, il n’y a que les autochtones pour vous sortir de tous les mauvais pas où vous vous êtes fourré.

Pendant qu’on montait sa tente, il s’assit sur un tronc d’arbre et regarda devant lui.  Là-bas, loin, très loin, on devinait l’autre rive, perdue dans une sorte de brouillard de chaleur. A quelle distance devait-elle être ? Huit cents mètres, un kilomètre ? Il aurait tendance à dire davantage encore, mais la prudence l’empêche d’avancer un chiffre totalement déraisonnable. Il se souvient de l’estuaire de la Gironde, chez lui à Bordeaux, entre la pointe du Grave et Royan. C’est à peu près la même chose, sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un bras de mer qui s’avance dans les terres, mais d’un fleuve, le fleuve le plus grand et le plus puissant d’Afrique centrale. Il en reste tout pensif. Comme l’Europe lui semble lointaine et ridiculement petite. Rien d’étonnant à ce qu’il ait voulu la quitter. Enfant déjà, il se sentait à l’étroit dans son milieu familial de province et il rêvait d’aventures et de grands espaces. Pour ce qui était de ces grands espaces, il était servi, maintenant, il n’y avait pas à dire. Le dépaysement était total. La nature, ici, était encore vierge et devait ressembler à ce qu’elle avait été lors de la création du monde. Enfin, pour ceux qui croient à ces sornettes radotées par les curés… Lui, il arborait fièrement son athéisme et son esprit libre, ce qui avait maintes fois scandalisé ses tantes lors des déjeuners dominicaux. Il prenait d’ailleurs un malin plaisir à les heurter de front et quand il voyait leur air apeuré de poules découvrant le renard dans le poulailler, il quittait la table en riant sous cape. Aussi, le jour où il annonça à toute la famille qu’il comptait s’embarquer pour l‘Afrique, ce fut un soulagement pour tout le monde, à commencer par son père qui ne supportait plus son refus systématique de se plier aux règles de la bienséance.

Il embarqua donc un beau matin à Marseille pour l’Algérie. De là, il gagna les Açores, puis, sur un vieux rafiot portugais, il se mit à longer la côté du continent noir, allant de port en port, mais toujours en direction du sud. Le peu qu’il voyait de l‘intérieur des terres le fascinait, mais en même temps il était bien le seul Blanc à raisonner de la sorte. Les marins, sur le bateau, ne s’intéressaient qu’à la navigation et quant à ceux qui l’avaient affrété ce bateau, ils ne pensaient qu’à faire du commerce et à s’enrichir. Les denrées étaient acheminées vers la côte à dos de chameaux ou bien elles arrivaient par les fleuves sur d’immenses  radeaux. Ce qui importait, c’était de mettre la main sur toutes ces marchandises, de les charger sur le rafiot le plus vite possible, puis de rentrer en Europe pour les revendre, en empochant un bénéfice absolument scandaleux.

Mais lui, le jeune homme, il s’en moquait bien de ces tractations commerciales. Ce qui l’intéressait, c’était le cœur de ce continent inconnu. Il fit tant et si bien qu’il se retrouva un beau matin en train de remonter le fleuve Congo depuis son embouchure. Voilà maintenant vingt jours qu’il s’enfonce en plein mystère dans une terre vierge où l’homme blanc n’a pratiquement jamais mis le pied. Ce qu’il voit, loin de le décourager, l’incite à poursuivre son voyage le plus loin possible, comme si là-bas, tout au bout, il allait enfin trouver ce qu’il avait toujours cherché : un sens à sa vie. Lassé de son existence bourgeoise dans la France de province, il lui semblait qu’au terme de ses aventures, quand il atteindrait enfin le bout du monde, une sorte de vérité se ferait jour. Sans trop savoir d’ailleurs si cette vérité se trouvait dans un endroit géographique bien déterminé ou si au contraire elle était dans le voyage même et dans les dangers qu’il devait surmonter pour atteindre ces terres aussi vierges qu’inconnues. En effet, n’était-ce pas plutôt un combat contre lui-même qu’il était en train de livrer, afin de se prouver qu’il était capable de surmonter sa peur ? Ou alors, qui sait, ces pays inexplorés où nul n’avait jamais pénétré représentaient peut-être un espoir. Là-bas, la civilisation n’avait encore fait aucun ravage et l’homme devait y être libre. C’est du moins ce qu’il imaginait et c’était bien pour cela bien qu’il luttait contre la chaleur, l’humidité et les moustiques sans se plaindre : il voulait savoir ce qu’il y avait « au-delà ». Il ne mettait donc pas son salut, comme certains, dans un futur temporel aussi incertain qu’improbable (il ne croyait d’ailleurs à aucun paradis et se moquait sarcastiquement des religions, on l’a déjà dit). Non, pour lui, cette vie rêvée autant qu’espérée devait se trouver quelque part, dans un lieu inconnu et donc forcément éloigné de tout.

En attendant, il regardait le fleuve qui coulait à ses pieds. Celui-ci était d’un incroyable jaune-rouge et charriait des dizaines de troncs d’arbre. Il avait dû pleuvoir abondamment en amont. Finalement, cette région mystérieuse et fabuleuse qui constituait le centre de l’Afrique n’était peut-être qu’un immense marécage, battu par des pluies incessantes et où les maladies et les épidémies rendaient toute vie humaine impossible. Ou bien au contraire il y avait là d’immenses montagnes verdoyantes, où une végétation luxuriante proliférait grâce à l’action conjuguée de la chaleur et de l’humidité. Allons, encore deux ou trois semaines de navigation et il serait fixé. Il saurait enfin si son rêve tenait de l’enfer ou du paradis.

Il était donc là sur la berge, rêvassant et ne faisant rien. Il s’aperçut que sa tente était déjà montée et il alla aider les Noirs à décharger le reste des bagages. Ils n’avaient pas terminé que  déjà la nuit était tombée. On fit un grand feu pour cuire la nourriture (du riz apporté de la côte avec la viande d’un singe abattu dans la journée). Tout le monde se taisait en regardant les flammes qui dansaient. Les indigènes étaient exténués d’avoir ramé toute la journée à contre-courant et quant au chef de l’expédition, il revoyait défiler devant ses yeux les images de tous les paysages qu’il avait traversés.

C’est alors que le plus âgé des Noirs commença à raconter une histoire. Ce devait être un conte, mais il était difficile d’en saisir le sens exact car le vieil homme s’exprimait en bantou, langue que notre héros connaissait à peine pour ne pas dire pas du tout. Il parvint pourtant à saisir quelques mots et comprit qu’il s’agissait d’un léopard qui était tombé amoureux de la fille d’un roi. Il voulait l’épouser à tout prix, mais le conseil des sages avait refusé sa demande, prétextant qu’il n’était qu’un animal. Ensuite, il y avait quelques péripéties assez obscures et à la fin le léopard enlevait la princesse, qui se transformait aussitôt en femelle léopard. Le roi ne put donc jamais retrouver sa fille, malgré toutes les recherches qu’il entreprit. Ce jour-là, les animaux remportèrent une grande victoire sur les humains, car le Grand Esprit de la forêt et de la savane les protégeait. 

Sur cette morale inquiétante, tout le monde alla dormir, le Blanc dans sa tente et les Noirs à même le sol, près de ce qui restait du feu, où charbonnaient encore quelques braises.

littérature

00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

09/05/2012

Une maison à la campagne (11)

Il était maintenant dix heures du matin. J’ai ouvert les volets et le soleil m’a aussitôt ébloui. La ligne bleue de la forêt occupait tout l’horizon. Le contraste était saisissant entre le salon, où je lisais, plongé dans une quasi-obscurité, et cette nature écrasée de lumière. J’ai d’abord cligné des yeux, puis j’ai de nouveau regardé. A mes pieds, le village vivait sa petite vie tranquille. Le facteur était occupé à relever le courrier, un vieux monsieur sortait de la boulangerie, un pain sous le bras, et plus loin un chien flânait, profitant de la douce chaleur. N’étais-je pas un peu fou, de rester ainsi enfermé dans le noir, penché sur un vieux livre, alors que la vie était là, à portée de ma main, si simple, finalement ?

Mais la nouvelle que je venais de lire me trottait en tête. N’avions-nous pas tous un grain de folie caché au fond de nous ? Moi, par exemple, qui appréhendais l’existence par le biais des livres, avais-je raison d’agir ainsi ? Et ce facteur qui depuis vingt ans au moins apportait des lettres aux mêmes personnes, cela avait-il plus de sens ? Il répétait le même acte par habitude, ce qui lui évitait de penser à sa destinée et à la mort qui l’attendait au bout du chemin. Et le vieux monsieur, qu’espérait-il en allant acheter son pain ? Que la vie continuerait ainsi éternellement ? Oui, elle continuerait, en effet, mais bientôt ce serait sans lui. Alors, cela avait-il un sens de faire comme si de rien n’était ? Quant au chien, c’était peut-être encore le plus sage de tous. Il ne travaillait pas, se faisait nourrir par des maîtres affectueux et passait sa journée à flâner où bon lui semblait, jouissant de la vie…

Puis je me suis mis à réfléchir. Tous ces gens qui ne pensaient qu’à s’enrichir, par tous les moyens… Quel sens cela avait-il ? Aucun, évidemment. Ils ne parlaient que de compétitivité, de travail, de performance. Ils écrasaient les autres, mettaient la pression sur leurs ouvriers et leurs employés, puis les licenciaient éventuellement sans le moindre remords. Et tout cela pourquoi ? Pour le plaisir d’être toujours plus riches. La véritable folie n’était-elle pas là, plutôt que derrière les grilles d’un asile ? Quant aux dirigeants politiques, ils ne valaient pas mieux.  Assoiffés de pouvoir, ils ne pensaient qu’à atteindre le sommet, pour le plaisir de diriger et de se sentir craints et respectés par tous les citoyens. N’était-ce pas complètement ridicule ? La vie n’était-elle que cela ? Non bien sûr, la vie elle était là, devant moi, avec cette grande forêt et ce soleil éclatant.

Puis l’histoire d’Alasina m’a de nouveau traversé l’esprit. Voilà quelqu’un qui avait vraiment voulu goûter à l’existence et vivre pleinement sa vie. Mais finalement, en privilégiant l’amour et en négligeant les règles absurdes des hommes, elle avait certes fait le seul choix valable, mais elle en était morte. Fallait-il donc considérer qu’elle aussi était atteinte de folie ? Est-ce que vouloir aller jusqu’au bout de ses passions est trop demander ? N’est-ce pas déjà vouloir l’impossible et donc une preuve de folie ?

Je ne savais plus, je me perdais dans mes raisonnements. J’ai refermé les volets et je suis allé m’étendre. J’ai dû dormir longtemps, car quand je me suis réveillé la nuit était tombée. Ca m’a fait une drôle d’impression, en ouvrant la fenêtre, de voir qu’il faisait complètement noir. Une fraction de seconde j’ai même cru que j’étais devenu aveugle pendant mon sommeil. Mais non, ce n’était que la nuit qui avait englouti le monde. Alors je suis retourné vers mon livre et j’ai commencé à lire la troisième nouvelle. 

littérature

01:27 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature