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28/06/2012

Une maison à la campagne (15)

 

Enfin, un beau matin, par une aube rougeoyante, la petite troupe parvint devant une colline herbeuse qu’elle gravit avec plaisir, tout épuisée et exténuée qu’elle était. Quel soulagement ! On était enfin sorti du marécage ! Une fois arrivés au sommet, les hommes restèrent stupéfiés, tant la vue qui s’étendait devant eux était extraordinaire. Le fleuve était là, en contrebas, encerclant la colline sur trois côtés. Majestueux, calme, imposant, il roulait ses eaux jaunes avec détermination, sûr de sa force et indifférent à la présence des humains. On sentait qu’il en avait toujours été ainsi, depuis que le monde était monde, et on devinait qu’il en serait toujours ainsi, jusqu’à la fin des temps. Ce fleuve était un dieu, le dieu de l’Afrique équatoriale et rien ni personne ne pourrait jamais lui contester ce droit.  Devant, par-delà le fleuve, la forêt vierge s’étendait à l’infini, jusqu’à la ligne d’horizon où elle semblait rejoindre le ciel, là où une brume de chaleur rendait les choses incertaines.

Qu’est-ce qu’il y avait là-bas, derrière cette ligne ? Voilà la question que se posait l’explorateur. C’était pour cela qu’il était venu ici, pour tenter de percer ce mystère et être le premier à comprendre l’énigme du continent noir. Mais déjà il savait qu’il ne découvrirait aucune réponse car même s’il parvenait à rejoindre cet horizon, dans ce lointain indéfinissable, il y aurait toujours derrière d’autres terres, d’autres paysages, lesquels laisseraient la place à des terres inconnues encore plus lointaines. ça n’en finirait jamais et toujours l’essence de cette terre sauvage lui échapperait. Il en récolterait des bribes et des morceaux, mais sa vérité profonde, jamais il ne l’atteindrait. Et à supposer qu’il eût le courage de parcourir ces milliers de kilomètres qu’il devinait devant lui, il finirait un beau jour par se retrouver devant l’Océan éternel, à savoir l’Océan Indien, qui baignait la côte orientale de l’Afrique. Il n’y avait pas de vérité, ou alors elle était insaisissable  et indéfinissable. La vie elle-même n’était finalement pas autre chose. On naissait, on grandissait, on avançait en âge, on croyait devenir plus sage et mieux comprendre le monde, mais en réalité on ne comprenait rien, ne maîtrisait rien. La vie resterait un mystère insondable et jamais on ne saurait ce qu’on était venu faire sur cette terre ni même à quoi celle-ci ressemblait vraiment.

L’homme blanc soupira. En se retournant, il aperçut derrière lui l’immense marécage qu’il venait de traverser et il se sentit perdu et impuissant, encerclé par le fleuve d’un côté et par ce bourbier innommable de l’autre. Que pouvait-il encore faire à présent pour tenter de donner un semblant de sens à sa vie ? C’est alors qu’il vit que les porteurs noirs s’étaient rassemblés autour du « Vieux ». Celui-ci avait commencé à déballer un paquet qu’il était allé chercher dans les bagages. Il en sortit différents ustensiles étranges. Ensuite, il prit dans une outre en peau de chèvre une poudre blanche qui ressemblait à de la craie et qui en effet devait probablement être de la pierre calcaire pilée. Il en traça un large cercle autour de lui. Ensuite, d’une autre outre, il se mit à extraire une autre poudre, rouge celle-là, avec laquelle il dessina un deuxième cercle plus petit, à l’intérieur du premier. Enfin, il fit de même avec une poudre noire, qui ressemblait à de la cendre. Il se retrouva donc au centre de trois cercles. De là, il rejeta au loin les trois outres, histoire de bien faire comprendre à l’assemblée qu’il lui était interdit de sortir de ces cercles, qui constituaient donc des sortes de remparts magiques, au milieu desquels il se trouvait.

Coupé de la collectivité et pour ainsi dire coupé du monde, il se mit à psalmodier un chant étrange dans une langue tout à fait inconnue pour notre explorateur. Les porteurs noirs ne semblaient pas comprendre davantage le sens de ses paroles, à en juger par leur air étonné et craintif. Plus le sorcier chantait, plus ils ouvraient de grands yeux ébahis. Après un bon moment, le Vieux se mit à tourner sur lui-même, tout en continuant à psalmodier son chant étrange et énigmatique. Il tourna d’abord lentement, puis plus vite, puis de plus en plus vite, pour finir par entrer dans un mouvement giratoire extraordinaire. On n’aurait jamais cru qu’un homme pût ainsi pivoter sur lui-même aussi rapidement. Cela vous donnait le tournis. Dans l’assistance, la plupart des hommes se cachaient les yeux, autant pour échapper à ce tourbillon qui rendait fou que pour ne pas voir ce qu’il était interdit de voir. Car l’homme qui dansait au centre des trois cercles n’était plus un être ordinaire : il était entré dans une sorte de transe mystique et s’apparentait aux dieux.

A un certain moment, il cessa de chanter tout en continuant sa ronde folle. Il écarta les bras comme s’il allait prendre son envol, tel un grand oiseau de la nuit. Sa peau noire luisait de sueur et ses yeux hallucinés semblaient voir une réalité étrange et inconnue de tous. A la fin, il poussa un grand cri et s’abattit au centre des trois cercles. Les Noirs sortirent alors de leur torpeur et regardèrent, étonnés, cet être qui gisait là, demi-dieu foudroyé ou homme ordinaire vaincu pour avoir osé s’approcher des mystères sacrés. Il y eut un long silence, rempli d’angoisse, puis l’un des Noirs se mit à chantonner doucement, d’une voix grave, une mélodie étrange. Bientôt, il fut rejoint par un deuxième, puis par un troisième. A la fin, toute l’assemblée chantait, les yeux fixés sur le Vieux qui ne se relevait toujours pas, mais dont les membres commençaient à trembler d’une manière inquiétante. C’était un chant calme et puissant, qui apportait de l’apaisement et qui semblait sortir non pas de la bouche de tous ces hommes, mais du cœur même de la forêt. Sans en comprendre le sens, l’explorateur distinguait cependant une dizaine de mots qui revenaient sans arrêt comme un refrain lancinant et obsédant. Plus le chant continuait, plus il sentait monter en lui un calme et un bien-être inconnus. Il se trouvait bien, là, au milieu de cette nature, coupé du monde et encerclé par le fleuve et le marécage. Pour la première fois de son existence, il lui semblait comprendre le sens de sa vie. Ce qu’il comprenait, c’était qu’il faisait partie d’un tout, qui était l’univers, et que sa présence dans ce tout n’était pas gratuite. Il contribuait, lui et les autres autour de lui, à former cet univers dont il était un des éléments. Un peu comme une maison qui est constituée de briques. Prise en elle-même, une brique seule n’a pas beaucoup d’importance,  mais pour ce qui est de l’édification et de la solidité de l’habitation, chaque brique est essentielle.

Pendant qu’il se faisait ces réflexions (mais c’était moins des réflexions qu’une conscience intuitive de sa place dans le monde) le Vieux, lui, s’était mis à gigoter de plus en plus fort. Les Noirs, cependant, continuaient leur chant sans s’inquiéter le moins du monde de ce qui lui arrivait. Il fallait croire qu’ils étaient habitués à ce genre de transes et que celles-ci faisaient partie des rites de sorcellerie. En attendant, celui qui gisait là, au milieu des trois cercles, était maintenant  agité  de soubresauts insolites et ses jambes et ses bras se tendaient dans toutes les directions. A la fin, c’est tout son corps qui se raidit, avant d’entrer dans des convulsions incroyables. Le chant du chœur, qui avait été jusque là calme et apaisant, se mit à monter d’une octave tandis que son rythme s’accélérait imperceptiblement. On aurait dit que plus l’homme à terre s’agitait, plus la mélodie du groupe tentait de le rejoindre dans sa transe. A un moment donné, le chant atteignit son point culminant, en une sorte d’apogée fascinante. Alors il s’arrêta net. Au même instant, au sol, le sorcier cessa de s’agiter et il resta plongé dans une sorte de torpeur proche du coma.

Un silence impressionnant succéda à toute cette agitation, un silence profond, proche de celui qui avait dû régner à l’origine du monde. Plusieurs minutes se passèrent ainsi. La rumeur du fleuve, en contrebas, venait parfois frapper l’oreille et rappeler que les dieux sauvages étaient là, tout proches. L’instant  semblait magique. Puis soudain, dans le lointain, on entendit le son d’un tam-tam. D’abord timide et incertain, il prit bientôt de l’assurance. C’était un son grave et régulier, une sorte de rythme obsédant et lancinant. Puis un autre lui répondit, sur la droite, puis encore un autre, sur la gauche cette fois, puis d’autres encore, bien loin, issus du cœur même de la forêt. C’étaient les villages qui communiquaient. Comme s’ils avaient pu entendre le chant des hommes, ici, sur cette colline, comme s’ils avaient pressenti la mort du grand sorcier, ils s’étaient mis à dialoguer entre eux, à s’interroger, à se répondre.  Et cette forêt sauvage qu’on croyait déserte ou simplement peuplée de bêtes sauvages, voilà  qu’on se rendait compte qu’elle était habitée et que des dizaines de villages avaient trouvé refuge en son sein.

Les tam-tams parlaient toujours quand le chœur des hommes reprit un chant envoûtant. On aurait dit que ce chant synthétisait, sur cette colline sacrée, ce que les tambours tentaient d’exprimer dans la vallée, en contrebas. C’est alors que le vieux sorcier se redressa. Lui qu’on croyait définitivement perdu, voilà qu’il était maintenant debout et qu’il étendait les deux bras à l’horizontale, puis qu’il les levait vers le ciel, tel un oiseau qui va prendre son envol. Alors, subitement, au moment où on s’y attendait le moins, il bondit hors des trois cercles et se retrouva dans l’assistance. Il se pencha, prit quelque chose dans ses bagages, et s’approcha de l’homme blanc.  Arrivé à un mètre de lui il s’arrêta et lui tendit un objet étrange. C’était une patte de léopard desséchée et comme momifiée. « Prends », lui dit-il en français, « toi aussi tu es un dieu, comme le léopard du conte ».   

littérature


07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

19/06/2012

Une maison à la campagne (14)

 

Ils marchèrent des jours et des jours dans une chaleur étouffante et sous une pluie soutenue. A côté du petit groupe, le fleuve n’en finissait plus de charrier ses eaux boueuses, de plus en plus jaunes, de plus en plus tumultueuses. On approchait des rapides, c’était certain. Les indigènes commençaient à montrer des mines inquiètes et même s’ils ne disaient rien on sentait la panique les gagner. Insensiblement, le vieux chef se mit à emprunter des chemins qui s’éloignaient de ce fleuve redoutable. D’abord, il prit prétexte d’une grande courbe pour prendre un raccourci, puis il évoqua des collines pentues, qu’il valait mieux éviter, ce qui lui permit de s’engager davantage encore à l’intérieur de la grande forêt. A la fin, il parla de falaises abruptes et même de gouffres infranchissables. Il fit tant et si bien qu’après une semaine on avait complètement perdu le Congo de vue. La petite troupe semblait absolument confiante, sauf l’explorateur blanc qui se demandait où on le conduisait et même si on le conduisait quelque part. En attendant, on marchait. On marchait et il pleuvait. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’écouter la musique des gouttes d’eau qui tombaient sur les feuilles de toutes ces plantes équatoriales aussi étranges qu’insolites. Il y en avait d’impressionnantes, qui faisaient bien un mètre cinquante de long, d’autres dont les bords ressemblaient à des dents, d’autres encore qui étaient sombres comme la nuit. Il y avait celles, couvertes de glu, qui prenaient les oiseaux au piège et qui se refermaient lentement pour mieux digérer leur proie tout à leur aise ; il y en avait d’autres dont la pointe aiguë faisait penser au dard d’un frelon gigantesque ; certaines, complètement transparentes, ressemblaient à s’y méprendre à des toiles d’araignées et on avait toujours peur, en les frôlant, d’être dévoré par quelque arachnide issu de la préhistoire.

Mais le vieux chef, lui, continuait, sans  se soucier de rien. Alors qu’il semblait de plus en plus évident qu’on était complètement perdus, il poursuivait sa route, imperturbable. Les Noirs eux-mêmes commençaient à se poser des questions, mais ils n’avaient pas d’autre choix que de le suivre et il fallait bien lui faire  confiance. On le disait un peu sorcier, ce qui était à la fois inquiétant et rassurant.  Sans doute finirait-il toujours par sauver le petit groupe, grâce à ses pouvoirs magiques, mais en attendant tous se demandaient vers quelles terres inconnues et étranges il les conduisait.

A un certain moment, le petit groupe arriva devant un immense marécage. Le grand chef noir donna clairement ses instructions. Il allait falloir marcher sans s’arrêter. Impossible de dormir en cet endroit sans prendre le risque d’être attaqué par les serpents, qui infestaient cette zone et qui chassaient principalement la nuit. Un moment d’inattention, et c’était la mort assurée. De plus, les chemins étaient mal tracés dans cette zone humide, dont la géographie se redessinait sans arrêt en fonction de la montée ou de la descente des eaux. Ici, c’est comme au bord de la mer, expliqua-t-il : il y a des marées. S’il pleut abondamment en amont, alors les eaux montent et le marécage s’enfonce. Si au contraire on est en période sèche, le niveau descend et il laisse alors au grand jour des milliers d’hectares de boue séchée. De toute façon, que l’on progresse sur cette terre émergée ou qu’on patauge avec de l’eau jusqu’aux genoux, le résultat est le même : l’air que l’on respire ici est malsain et putride et les maladies innombrables, à commencer par la malaria et la maladie du sommeil. Mais il en existe bien d’autres, véhiculées par les milliards de moustiques qui infestent la zone. La lèpre, qui fait tomber les membres, la maladie de la nuit, qui vous rend aveugle en trois jours, le biribiri, qui décolore votre peau ou le tangana, qui rend les hommes impuissants. Quant aux femmes, il était impensable de les faire traverser un tel cloaque. Les quelques-unes qui avaient essayé en étaient mortes, car pendant qu’elles marchaient dans la boue les sangsues s’étaient fixées sur leurs cuisses et avaient bu tout leur sang, tandis que de minuscules serpents s’étaient agglutinés dans leur ventre, après s’être introduits par leur sexe, et ils les avaient littéralement dévorées de l’intérieur.

Tout ce qu’il disait là, le grand chef, ne rassurait personne et même si les hommes savaient qu’il mentait un peu, comme le font toujours les sorciers, il n’en restait pas moins qu’il devait y avoir là un fond de vérité. Ils se mirent donc en route en soupirant, non sans avoir au préalable fait passer autour de leur cou tous les grigris dont ils disposaient. Seul l’homme blanc, sceptique et même un peu ironique, refusa les talismans qu’on lui proposa. Il se dit qu’habillé comme il l’était, il ne risquait pas grand-chose avec les sangsues et quant aux serpents… Eh bien on verrait ! Après tout, n’étant pas une femme, il courait déjà moins de risques. Pourtant, la petite troupe s’était à peine avancée de cinq cents mètres, qu’il avait déjà compris que ses vêtements constituaient un danger évident. En effet, gorgés d’eau saumâtre, ils étaient vite devenus incroyablement pesants, aussi marchait-il avec difficulté, retardant la progression du groupe. Par trois fois, il s’était étalé de tout son long dans l’eau fangeuse. Ne trouvant rien de solide où s’appuyer dans cet univers liquide, il avait commencé à s’enfoncer. Plus il se débattait, plus il s’enfonçait et plus l’eau saumâtre lui entrait dans le gosier. A vrai dire, c’est de justesse qu’il avait été sauvé, grâce à la rapidité des indigènes. Le vieux chef noir le regarda sans rien dire, mais avec au coin des lèvres un petit sourire qui en disait long. Bon, on était en Afrique ici, pas au milieu des Champs-Elysées ! Après tout, la manière de vivre de tous ces Noirs, qu’il avait pris pour des sauvages, correspondait mieux au climat et aux dangers du pays. Sans un mot, il enleva ses vêtements trempés, qu’il rassembla comme il put dans son sac à dos et il se remit en route, aussi nu que les Noirs qui le précédaient.

On marcha ainsi trois jours et trois nuits, sans jamais s’arrêter. En effet, il aurait été impossible de trouver un coin sec où pouvoir s’étendre et se reposer. A perte de vue, ce n’était qu’une immense étendue herbeuse, entrecoupée de petits canaux fangeux. Il n’y avait aucun chemin de tracé et si on avançait, c’était grâce à l’expérience du vieux chef Noir, que les autres appelaient maintenant « Le Vieux » avec une sorte de respect mêlé de crainte. Il faut dire qu’il parvenait, Dieu sait comment, à choisir les rares touffes de gazon sur lesquelles on pouvait poser le pied sans prendre trop de risques. Sans lui, tous se seraient retrouvés enfoncés jusqu’aux genoux ou même carrément jusqu’à la taille. Il progressait lentement, tâtant le sol devant lui au moyen d’une grande perche sur laquelle il avait fixé la tête du dernier singe qui avait été mangé. Il avait aussi collé quelques plumes d’oiseaux le long du bois. Muni de cet instrument magique, véritable talisman, il ne se trompait jamais. Quand il voyait que le sol, autour de lui, était trop marécageux et qu’il était impossible d’avancer, alors il revenait en arrière et cherchait un autre passage. Ce n’était pas facile. Parfois, la petite troupe tâtonnait ainsi trois ou quatre fois, faisant des allées et venues épuisantes, mais toujours le vieux sage finissait pas trouver un semblant de chemin dans cette végétation aquatique.

A certains endroits, l’herbe était si haute qu’on ne voyait plus rien du tout. Puisant sa force dans cette eau abondante et riche en éléments organiques en décomposition, elle atteignait facilement les trois mètres de hauteur. Il fallait alors se frayer un passage à l’aveuglette, sans savoir si la direction prise était la bonne. Le pire, c’est quand il fallait rebrousser chemin. Les herbes à travers lesquelles on venait de passer s’étaient couchées et c’est un inextricable fouillis végétal qu’on avait alors devant soi. Il fallait enjamber ces tiges brisées, aux arêtes coupantes, ou bien ramper en-dessous, mais gare alors au marécage. Un mètre trop à gauche ou trop à droite et c’était l’enlisement assuré, sans parler des  serpents et des sangsues. Avec cela, il régnait dans cet enfer une chaleur moite et étouffante, qui vous oppressait la poitrine. Les visages étaient ruisselants de sueur, les torses couverts d’une boue jaunâtre et nauséabonde.

Et pourtant on avançait. A un certain moment, on quitta la région herbeuse et on pénétra dans une forêt très sombre. Ce n’est pas pour cela qu’on quitta le marécage. Non, les arbres aux troncs noirs et lisses sortaient directement de l’eau. On se serait cru dans la crypte d’une cathédrale qui aurait été inondée. C’est du moins ce que se dit l’explorateur, dont la peau blanche avait pris des reflets phosphorescents dans cette obscurité de cave. Quant aux indigènes, c’est à peine si on devinait leur présence. Ils n’étaient plus que de vagues formes mouvantes qui s’agitaient entre les arbres, des esprits de la forêt avec laquelle ils semblaient faire corps. Parfois l’un d’entre eux marchait sur une branche brisée et pointue. On entendait alors un cri qui perçait le silence angoissant de ce lieu, un cri qui disait qu’il y avait là-bas un être vivant. Savoir qu’il souffrait n’avait aucune espèce d’importance, seul comptait le fait que la vie existait toujours tout près de vous. C’était cela qui était rassurant : savoir que vous n’étiez pas le dernier représentant d’une espèce disparue à errer dans ces solitudes.

On marcha donc ainsi trois jours et trois nuits, sans manger et sans prendre le moindre repos.


Littérature

14:57 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature