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30/06/2011

Une île (16)

Notre première tâche consista à enterrer notre malheureux compagnon. Nous fîmes un trou à même le sable au milieu de la plage, car c’était un marin qui allait reposer là et il convenait qu’il fût placé face à la mer. Il nous semblait à tous que son séjour en ce lieu serait quelque peu adouci si chaque matin à l’aube, quand le soleil se lève, il pouvait contempler l’océan et sentir les vagues qui, à marée haute, allaient venir lécher sa tombe ou même la recouvrir. Quel plus bel hommage pouvions-nous lui rendre ? Quand la fosse fut creusée, nous y déposâmes le corps, puis nous restâmes là un long moment à le contempler. Il aurait fallu faire un discours et il est fort probable que cette tâche me revenait, en tant que capitaine. Mais que dire ? Quels mots prononcer devant la  mort ? Aucun, évidemment. Nulle parole ne pouvait rendre compte de cette injustice profonde. Notre ami avait disparu, bien jeune par ailleurs, et il n’était plus. Mais même s’il avait eu cent ans, cela n’aurait rien changé à notre peine ni au fait que la mort restait une horreur sans nom, que l’homme ne parviendrait jamais à comprendre.

Certains, pour se rassurer, se tournaient vers la religion et c’était, ma foi, une solution qui en valait bien une autre. Mais même s’ils espéraient pouvoir revivre un jour dans un autre monde, il n’en restait pas moins qu’au moment fatal ils avaient aussi peur que les autres. Alors à quoi bon toutes ces simagrées que font les prêtres dans les cimetières ? Tout ce que je savais c’est que j’avais partagé quelques années de ma vie avec un homme et qu’il n’existait plus. Voilà ce que je  me disais en contemplant ce trou dans le sable, au fond duquel la mer, curieusement, s’infiltrait déjà imperceptiblement. Le pauvre ! Il allait avoir froid là-dedans et il allait être tout mouillé. Sans trop savoir pourquoi je pensai aux jeunes filles que nous avions surprises le premier jour et qui se baignaient dans l’eau. Le contraste entre les deux scènes était saisissant. Je poussai un soupir et je donnai l’ordre de reboucher le trou, ce qui fut facile car il suffisait de pousser le sable qui tombait tout seul, comme si la nature avait été pressée de faire disparaître toute trace de notre ami.

Après l’inhumation, nous mangeâmes un morceau, assis sur la plage. Inutile de dire que le début du repas fut particulièrement lugubre. Personne ne parlait et on entendait le vent qui venait du large et qui  agitait les feuilles des premiers arbres de la forêt. Puis un des marins dit quelque chose d’insignifiant, histoire de rompre ce silence oppressant, sans doute. Un autre lui répondit, puis un troisième. On sentait que les mots cherchaient leur chemin parmi ces hommes au visage dur mais dont le cœur était grand comme cela. A un certain moment, il y eut même un rire ou plutôt un ricanement nerveux. Du coup la conversation retomba aussitôt et le silence reprit ses droits, comme si le fait de montrer de la bonne humeur était subitement devenu incongru. Il se passa encore quelques minutes puis on se remit à discuter. D’abord à voix basse, puis de plus en plus fort. Un quart d’heure plus tard, le repas était animé. On parlait, on blaguait, on riait, comme pour se rassurer sur sa propre existence. Nous, nous n’étions pas morts ! Le tigre aurait pu agresser n’importe lequel d’entre nous, mais nous étions toujours là ! Heureusement ! Voilà en gros ce que signifiaient ces rires qui secouaient maintenant la petite assemblée. Les nerfs se détendaient et les blagues fusaient dans le petit groupe. Pour un peu on aurait oublié le mort, qui gisait à quelques mètres de nous, du sable plein les oreilles et les yeux, tandis que les vers nécrophages commençaient leur festin.

Il était trop tard pour s’occuper du bateau et d’ailleurs la nuit allait tomber. On ramassa un peu de bois mort dans la forêt (avec une sentinelle postée à proximité, le fusil pointé vers l’obscurité du sous-bois, on n’est jamais assez prudent) et on fit un grand feu sur la plage. Les marins se serrèrent les uns contre les autres puis ils racontèrent des histoires afin de se réconforter. L’un parla d’un voilier fantôme, qui hantait la mer des caraïbes, l’autre d’une île inconnue où un trésor avait été enfoui par des pirates, tandis qu’un troisième évoqua une étrange femelle dauphin, qui était tombée amoureuse d’un jeune matelot et qui suivait son navire à travers tout le Pacifique sans jamais se décourager. Personnellement, je racontai l’histoire d’Ulysse et de Calypso, et quand j’eus terminé, je vis bien que mes compagnons faisaient une analogie avec notre aventure sur cette île. Puis nous nous endormîmes profondément, couchés sur le sable encore tout chaud du soleil de la journée. A une faible distance, mais un mètre plus bas, notre ami dormait également. Mais lui il ne se réveillerait plus.

Au petit matin, nous sommes allés examiner le bateau. Eh bien, contrairement à ce que je croyais, il n’avait pas subi beaucoup de dommages. Il était échoué, oui, mais la coque semblait en bon état. Seuls les mâts avaient souffert lors de la tempête, mais tout cela semblait réparable. Alors nous nous sommes mis aussitôt à l’ouvrage. Après avoir coupé deux arbres, nous les avons élagués puis nous avons raboté et poli les troncs avec des outils retrouvés à bord. Le plus dur, ce fut de les acheminer jusqu’au navire car nous n’étions que six et ils étaient bien lourds. Une fois dans l’eau, on les a fait flotter, puis on les a hissés sur le pont avec des câbles. Ensuite il fallut les redresser et leur faire prendre la place occupée par les anciens mâts. Ce ne fut pas facile, mais nous y sommes arrivés. A midi nous fîmes une petite pause pour déjeuner. La bonne humeur était revenue et l’équipe était de nouveau très soudée. La débauche alcoolique des semaines précédentes semblait ne plus être qu’un mauvais souvenir et quant à notre malheureux ami il fallait bien reconnaître que nous étions déjà occupés à l’oublier.

Après le repas, nous avons essayé de redresser un peu le navire à l’aide de grandes perches, puis nous avons creusé le sable sous sa coque. Ce fut le travail le plus délicat et le plus éprouvant, car si la proue était à sec sur le sable, la poupe, elle, baignait dans un mètre cinquante d’eau. Il fallait donc retenir sa respiration et plonger pour tenter de dégager le sable avec nos mains. D’un autre côté, il ne fallait pas trop creuser non plus car le navire risquait soit de se coucher sur le côté, soit de s’enfoncer davantage. Il fallait juste le dégager suffisamment afin qu’il pût flotter par lui-même quand la marée haute le soulèverait.

Quand le travail fut terminé, nous nous sommes couchés sur la plage et nous avons attendu la montée de l’eau. C’est à ce moment que j’ai regardé vers l’île et je dois dire que j’en suis resté complètement ahuri. Occupé comme je l’avais été depuis le matin, je n’avais rien remarqué, mais là c’était difficile de ne plus voir. Accroché au sommet qu’il dissimulait en partie, un énorme nuage noir se tenait immobile. J’avais déjà été intrigué par ce nuage insolite avant notre départ, mais là ce que je voyais maintenant était tout à fait anormal. Cette espèce de cumulus horizontal qui était encore si petit ce matin avait incroyablement grossi. Maintenant, il était même devenu tout à fait énorme et il recouvrait toutes les cimes de l’île. En plus, il était d’une noirceur étonnante. Un nuage c’est blanc ou c’est gris, mais celui-ci était d’un noir si profond que je peux dire sans me tromper que je n’en avais jamais vu de pareil. Sa présence insolite dans ce ciel complètement bleu n’en finissait pas de m’étonner au point que j’en fis la remarque à mes compagnons. Mais ceux-ci se mirent à rire devant ma perplexité. Hé quoi, je n’avais jamais vu un nuage ? C’était un signe de pluie, voilà tout, le beau temps ne pouvait pas durer toujours. Est-ce que par hasard je craignais d’être mouillé ? Cela n’avait aucun sens puisque nous venions de passer l’après-midi dans l’eau… Mais si par malheur il se mettait à pleuvoir, je n’aurais qu’à piquer une tête dans la mer et puis voilà. Là-dessus ils se mirent tous à rire de si bon cœur que leur bonne humeur me gagna et que je me mis à rire moi aussi. Ils n’avaient pas tort, finalement, et je devais me poser trop de questions. Et puis le seul problème réel, c’était de savoir si le bateau allait ou non pouvoir reprendre la mer. Avec mes questionnements sur les nuages, j’étais un peu ridicule, je m’en rendais bien compte.

C’est vers vingt heures que le niveau de l’eau commença vraiment à monter. Nous nous remîmes à l’eau et tentâmes de faire bouger la masse du navire. Il y avait maintenant environ deux mètres de profondeur à l’avant et donc trois mètres cinquante à l’arrière. Cela aurait dû suffire pour désensabler le bateau, mais celui-ci restait complètement immobile. Evidemment, comme nous étions occupés à nager le long de la coque, nous n’avions pas beaucoup de force et les coups que nous pouvions donner, même en conjuguant nos efforts, restaient sans effet. Alors nous avons changé de tactique et nous sommes tous montés à bord. En nous positionnant tous du même côté, nous avons essayé de donner du mouvement au bateau, mais il n’y avait rien à faire. Découragés, nous sommes redescendus à terre alors que la nuit tombait déjà. Il allait falloir tout recommencer le lendemain.

 

littérature

 

 

 

 

 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

26/06/2011

Une île (15)

C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés en train d’escalader la cordillère centrale. Il faisait chaud et la montée s’est révélée plus difficile encore par ce côté que par l’autre versant. Avant de partir, j’avais embrassé ma princesse, qui semblait déjà inquiète de ma décision. Elle ne comprenait pas pourquoi je voulais absolument revoir l’épave de mon bateau. Elle insistait d’ailleurs beaucoup sur ce mot « épave », comme pour me décourager et me faire comprendre que mon expédition était tout à fait inutile puisque je n’allais retrouver que des débris. Intuitivement, elle devinait que cette décision subite n’augurait rien de bon et elle craignait déjà que ne me vînt à l’esprit l’idée de quitter son île. Je la rassurai autant que je pus, lui mentant pour la première fois sur mes intentions réelles. Comme nous discutions devant le château, sur la terrasse qui embrassait tout le paysage, je remarquai un petit nuage noir à l’horizon, qui s’accrochait sur un des sommets. C’était bien la première fois que je voyais un nuage isolé. Ou bien le soleil resplendissait dans un ciel bleu limpide, ou bien une chape de plomb obscurcissait tout et finissait par crever en une pluie tropicale démentielle. Celle-ci ne durait jamais très longtemps, mais elle suffisait à alimenter les nombreuses rivières de l’île, lesquelles étaient indispensables pour irriguer les cultures. Voilà pourquoi ce nuage unique, absolument insolite, attira mon attention. J’y vis comme un mauvais présage, mas je préférai ne rien dire à ma princesse. Elle aurait été capable de prendre ce prétexte pour me dissuader de partir. Je l’embrassai et je me mis en route, avec pourtant cette idée qu’un danger nous menaçait, sans que je pusse en préciser la nature. En bas, au village, je retrouvai mes hommes et je chassai de mon esprit toutes ces pensées confuses et un peu ridicules, il faut bien l’avouer.

Nous marchâmes pendant quatre heures avant d’atteindre le col. Il ne devait pas être loin de midi et il faisait très chaud. La tentation était grande de trouver un coin d’ombre où s’étendre, mais il ne pouvait en être question. J’avais trop peur de me faire surprendre par la nuit au milieu de la grande forêt. Pas question de croiser la route d’un serpent en pleine obscurité ! Après une rapide collation, nous nous remîmes en route. Certains maugréèrent bien un peu, faisant valoir qu’une petite sieste et un verre de vin n’auraient pas été de refus. Je répondis qu’on n’avait pas le temps et que pour ce qui était de boire, il y avait assez de rivières à leur disposition. A mon ton, ils comprirent tous que l’époque de l’ivrognerie était terminée.

Une heure plus tard, les ennuis commençaient pour de bon : nous pataugions en plein marécage. J’avais cru, en obliquant plus à l’est, pouvoir contourner cette fameuse zone humide, qui nous avait déjà valu bien des soucis à l’aller, mais non, il n’y avait rien à faire, elle semblait s’étendre sur des kilomètres. Nous nous retrouvâmes une nouvelle fois avec de l’eau jusqu’à la ceinture et finalement, pour ne pas nous enfoncer tout à fait, il fallut bien se mettre à ramper. Heureusement que j’avais prévu des sacs de toile imperméable pour protéger les fusils, sinon nous aurions été à la merci du premier animal sauvage. En attendant, ce n’étaient pas les grosses bêtes qui nous attaquaient, mais les petites. Des milliers de moustiques tournaient autour de nous dans un nuage compact, qui obscurcissait presque le soleil. Et ces satanées bestioles ne se privaient pas pour nous piquer, je peux vous le garantir ! Occupés comme nous étions à ramper, tentant comme nous pouvions de ne pas nous faire engloutir dans les fondrières, nous n’avions guère le loisir de nous défendre contre ces insectes. Quand nous parvînmes enfin sur un sol plus stable, nous étions couverts de boutons urticants. Mais ce n’était pas tout. Nous étions également couverts de sangsues, ce que nous découvrîmes aves horreur ! Toutes les parties de notre corps qui n’étaient pas protégées par les vêtements étaient atteintes : le cou, la nuque, le visage, les mains et les avant-bras. Il fallut s’arrêter et arracher une à une ces bêtes immondes. On voyait bien que nous étions sous les tropiques car elles étaient énormes. Si nous n’avions pas agi immédiatement, elles nous auraient saignés à blanc en moins d’une heure.

On se remit en marche. Les hommes pestaient contre toutes ces épreuves que je leur faisais endurer mais moi, plus ils pestaient, plus je me disais que cette marche leur ferait du bien et qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour les faire sortir de l’état d’avachissement dans lequel ils étaient tombés. J’en étais là dans mes réflexions, très fier intérieurement de mes méthodes pédagogiques, quand un feulement grave se fit entendre à proximité. Diable, ce fauve devait vraiment être tout près de nous ! Le temps de nous saisir de nos fusils, il était trop tard. Un tigre énorme, tel que je n’en avais jamais vu, surgit des bosquets et s’élança sur l’homme de tête. Que faire ? Tirer, c’était risquer d’atteindre notre compagnon. Ne rien faire, c’était le condamner à une mort certaine. J’ai hésité trois secondes. Trois secondes de trop. Quand le coup est parti et que le tigre, blessé, a fait un bond en arrière, il était déjà trop tard. Notre ami gisait par terre dans une flaque de sang. Le félin, lui, nous fixait en émettant des cris étranges, sans qu’on pût savoir s’ils étaient causés par la douleur ou par la rage. Sans nous préoccuper de ces subtilités, nous tirâmes tous les cinq en même temps, vidant nos chargeurs. Le félin accusa le coup et recula, étonné. Il montra ses grandes dents en retroussant les babines, puis, au moment où il se retournait pour s’enfuir, il s’étala de tout son long. Il était mort.

Nous nous précipitâmes près de notre malheureux compagnon. Malheureusement, il n’y avait plus rien à faire. La carotide sectionnée, l’épaule arrachée, il se vidait de son sang. Nous tentâmes de le rassurer, lui faisant croire qu’il allait s’en sortir, mais au fond de nous, nous savions bien que ce n’était pas vrai. Pendant que je lui soulevais la tête et que je lui rappelais tous les événements fabuleux que nous avions vécus ensemble, il me regardait avec des yeux tristes de petit enfant. « J’ai peur » dit-il tout à coup. « J’ai peur de ce qu’il y a de l’autre côté. Et s’il n’y avait rien ? » Evidemment qu’il n’y avait rien, mais comment le lui dire en ce moment ? Je lui mentis donc encore une fois. Je le rassurai comme je pus, en lui parlant du paradis, mais lui m’interrompit en disant que le paradis, il venait juste de le quitter. C’était sa vie au village avec les femmes. Dans son regard qui commençait à vaciller, je vis comme un reproche et je me tus. Que dire encore après cela ? Les autres hommes accouraient avec une civière de fortune qu’ils avaient fabriquée avec des branchages. Je m’écartai d’un mètre, mais au moment où ils soulevèrent le blessé pour le déplacer, il expira. Il se fit un grand silence. Nous restions là, prostrés, à regarder ce marin qui avait été notre compagnon et qui maintenant était mort. De ses grands yeux fixes, il contemplait le ciel bleu et je me demandais ce qu’il pouvait bien voir maintenant. Instinctivement, je regardai aussi en l’air et là, dans l’immensité azurée, je revis le petit nuage noir de ce matin. Je n’aurais jamais dû partir, les dieux n’étaient pas avec moi !

Puis je suis parti examiner le cadavre du tigre. Il était vraiment énorme. Je n’avais jamais vu une bête pareille. Sans mentir, il était bien le double de ceux qu’on voit habituellement dans les zoos en Europe. Pourquoi nos routes s’étaient-elles croisées ? Il n’avait fait, lui, que son travail de tigre. Il avait attaqué pour manger. Nous, de notre côté, nous n’avions fait que nous déplacer avec l’intention de trouver un moyen pour rentrer chez nous. Et puis voilà. C’était le destin. Un jour on rencontre une  princesse, un autre jour c’est la mort qui est au rendez-vous. Quand on y réfléchit, cela n’a rien d’extraordinaire. Nous savons tous qu’il nous faudra bien mourir un jour et que ce n’est qu’une question de temps. Pourtant, plus les années passent et plus nous finissons par croire que cela n’arrivera jamais. Cet événement inattendu venait prouver le contraire. Et puis je me culpabilisais. Je me disais que ce compagnon était heureux au village. Moi, ma passion, c’étaient les livres et l’amour délicat de ma belle princesse. Lui, c’était de boire, de ne rien faire, et de caresser des corps de femmes. Chacun sa vie après tout. J’avais voulu l’arracher à ce que je considérais comme une turpitude et il en était mort. J’avais voulu, surtout, retrouver mon bateau afin de fuir cette île et c’était donc indirectement pour contenter mon  désir qu’il avait perdu la vie. Que dire à cela ? Rien, évidemment.

Après une bonne heure, nous nous remîmes en route en portant la dépouille de notre ami sur le brancard. Ce n’était pas facile. Quatre hommes étaient nécessaires pour cette tâche. Les deux autres devaient tenir les sept fusils tout en surveillant les abords. Nous entendîmes d’ailleurs d’autres feulements, mais heureusement fort éloignés. A un certain moment, il y eut même un combat entre deux tigres, quelque part dans la forêt. Deux mâles, sans doute, qui se battaient pour une femelle. La vie continuait. Il y aurait un gagnant et un perdant. Un des deux mourrait peut-être et l’autre, après un accouplement torride, donnerait la vie à un nouvel être. Un petit tigre qui grandirait et qui à son tour tuerait des hommes et s’accouplerait, à moins qu’il ne soit lui-même tué. Tout cela me semblait complètement absurde.

Mais l’heure n’était pas à la philosophie ! Il fallait être vigilant. Heureusement, il n’y eut plus d’autres mauvaises rencontres et vers les dix-huit heures nous arrivâmes enfin sur la plage. Nous avions traversé l’île dans toute sa largeur.

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22/06/2011

Une île (14)

Et la vie continua ainsi de nombreux mois encore. Ma princesse semblait très heureuse d’avoir à ses côtés un marin aussi cultivé et qui passait une grande partie de son temps libre à lire (l’autre partie lui étant par ailleurs exclusivement consacrée). Moi, pour ma part, j’aurais eu tort de me plaindre. Je lisais, je lisais, je lisais. Tout Cervantes y passa, ainsi que l’Histoire comique de Francion. Puis ce furent les pièces de Racine et de Corneille. Il me fallut plusieurs semaines pour arriver au bout du Grand Cyrus, mais j’y arrivai. Comme je choisissais les ouvrages selon la place qui leur avait été attribuée sur les rayons de la bibliothèque, je remontais le temps sans même m’en apercevoir. Après les Siècles d’Or français et espagnol, je dévorai les livres de la Renaissance. Le truculent Rabelais, mais aussi les poètes de la Pléiade comme Ronsard, du Bellay et bien d’autres encore dont j’ai oublié le nom. Puis j’abordai le  Moyen-âge et ses romans de chevalerie : Lancelot du Lac, de Chrétien de Troyes et les histoires du roi Merlin. Puis ce furent les grands cycles des chansons de geste, comme La Chanson de Roland, Guillaume d’Orange et Renaud de Montauban, bientôt suivis par Huon de Bordeaux et les Aliscans.

Cependant, j’avoue que le texte qui m’a le plus impressionné, c’est l’histoire de Tristan et Iseut. J’en avais appris des pages par cœur et le soir, quand nous descendions dans les profondeurs de la terre nous détendre dans les bains, j’en récitais des passages entiers à ma princesse. Celle-ci, allongée et les yeux fermés, écoutait attentivement tout en savourant l’eau chaude qui coulait librement sur sa peau nue. Et quand enfin elle ouvrait les yeux, c’était pour me gratifier d’un de ses regards doux et complices qui me  mettaient le cœur en émoi. Alors je laissais là l’histoire de la belle Iseut et, dès que ma compagne sortait de l’eau, je l’enlaçais et la couvrais de baisers sur tout le corps. J’aimais par-dessus tout son sexe doux et humide, qui me faisait penser à l’endroit où nous étions car il renfermait à la fois une source d’eau vive et un feu souterrain. Quand je disais cela, ma compagne souriait puis me coupait la parole, préférant laisser là les discours pour s’adonner à d’autres jeux. A chaque fois je restais ébahi devant autant d’audace et autant d’abandon.

Les mois passaient toujours et comme il n’y avait pas vraiment de saisons dans ce pays quasi tropical, j’avais complètement perdu la notion du temps. Mon seul repère, c’étaient mes livres. J’en étais arrivé au dernier rayon, celui de l’Antiquité. Je dévorai Cicéron et Sénèque, Plaute et Lucien, Julien et Suétone. Ovide, perdu et exilé sur des rivages barbares, aux confins de la Thrace, m’émut particulièrement. Puis un jour, j’ouvris le dernier livre de la dernière rangée. C’était l’Odyssée d’Homère. Je lus avec avidité l’histoire de ce marin perdu en mer, victime des tempêtes et de la colère des dieux. Le pauvre n’arrivait jamais à retrouver sa patrie et il était sans cesse la victime des éléments ou des vents contraires. Evidemment, cette quête perpétuelle qu’était devenue sa vie me faisait penser à ma propre existence et j’avoue que plus j’avançais dans ma lecture, plus ce livre me passionnait. Jusqu’au moment où je suis tombé sur l’histoire de Calypso et là ce fut un choc. Ulysse avait perdu son bateau dans une tempête et s’était échoué sur l’île où habitait cette belle nymphe. Cette dernière tomba amoureuse de lui et le retint de force, malgré son désir de rentrer chez lui.

Bon, me dis-je, ma situation est un peu différente, on ne me retient pas de force, moi. Bien au contraire, c’est avec plaisir que je reste auprès de ma princesse. Néanmoins, les éléments sont tout de même contre moi et si je voulais quitter l’île, je ne le pourrais pas. Alors, subitement, ma vie me parut affreusement vide. Moi qui avais passé mon existence à voyager et qui avais cru trouver un refuge ici, dans les bras d’une femme, voilà que tout cela me semblait n’avoir aucun sens. Qu’est-ce que je  faisais de mes journées en fait ? Strictement rien, à part lire. J’aimais et j’étais aimé, oui. Mais est-ce que cela pouvait suffire pour justifier une existence ? Pendant tous ces mois, certes, cela m’avait semblé une solution originale, mais voilà subitement que cette situation me pesait. J’avais remis le devenir de ma destinée entre les mains d’une seule personne et je trouvais maintenant cela fort réducteur. Je vivotais en fait, ne réalisant aucun travail et dépendant entièrement de l’activité des villageoises. Quant aux livres, je venais de refermer le dernier qu’il y avait dans cette contrée et désormais je risquais fort de m’ennuyer à mourir.

La complicité que j’avais avec la princesse était certes exceptionnelle et son corps de déesse ainsi que ses hanches généreuses continuaient à faire ma joie, mais est-ce que cela suffisait pour définir qui j’étais ? Pour le dire autrement, il me semblait perdre ma personnalité dans cette relation, par le don de moi-même que je faisais. Je n’étais plus un aventurier, même pas un marin, à peine un homme. N’assumant rien, laissant à d’autres la charge de me nourrir, je n’existais plus que dans les yeux de la princesse. M’eût-elle regardé autrement que je n’étais plus rien. Il me fallait réagir au plus vite et les livres que je venais de lire venaient à mon secours. Lancelot, par exemple, le chevalier sans peur et sans reproche, aimait sans doute les femmes qu’il rencontrait, mais il poursuivait tout de même sa route à la recherche du Graal. Quant à Ulysse, malgré les attraits de la belle Calypso, il n’arrêtait pas de regarder l’horizon, se demandant comment il allait quitter cette île qui le retenait prisonnier et qui l’empêchait d’accomplir sa destinée.

Certes, il y avait l’exemple de Roméo et celui de Tristan. Mais il s’agissait là d’amours contrariées et on sentait bien que Roméo n’aimait Juliette que parce qu’elle était inaccessible, appartenant au clan de ses ennemis. Même chose pour Tristan, qui désirait en Iseut la future femme du roi Marc. Leur amour était sans doute admirable et occupait toute leur vie, mais il n’était admirable, précisément, que parce qu’il constituait un combat où leur désir et leur volonté devaient s’imposer. Iseut eût-elle été libre et Juliette accessible, que personne n’aurait pris la peine de raconter leurs histoires.

Je me levai d’un bond et partis au village retrouver mes marins, afin de leur demander comment ils vivaient la situation. En longeant un champ, je vis plusieurs villageoises occupées à biner des plans de pommes de terre. Quand elles se redressèrent pour me saluer, je vis que deux d’entre elles au moins étaient enceintes. Cela me fit un choc car cela voulait dire que notre présence sur cette île allait avoir des conséquences et que toute l’organisation de la vie sociale allait en être modifiée. Je poursuivis mon chemin, admirant au passage le bon entretien des cultures. Il y avait surtout du blé et du maïs, mais aussi des plantes potagères, des courgettes et des haricots. Je me suis arrêté à l’entrée d’une vigne, rien que pour admirer les belles grappes qui pendaient des sarments. Décidément, ces femmes savaient y faire et je ne voyais pas trop ce que nous leur apportions.

A l’entrée du village, je croisai deux autres femmes qui elles aussi étaient enceintes. Elles semblaient fort contentes de leur état, posant, tout en marchant, une main sur leur ventre déjà proéminent. Elles me saluèrent avec un grand sourire, comme si indirectement j’étais responsable de ce qui leur arrivait. Franchement, à part échouer mon bateau, je n’avais vraiment pas fait grand-chose ! Je me mis à la recherche de mes marins, ce qui ne fut pas facile. Je finis par les trouver dans le patio d’une maison, attablés devant des verres de vin. Et dans quel état ! Une vraie catastrophe ! Trois au moins ne me reconnurent pas, tant ils avaient bu. Les autres me regardèrent d’un air hébété, comme si je sortais d’un autre monde ou carrément des Enfers.

Ils me demandèrent en bégayant comment j’allais et si je m’amusais autant qu’eux. Puis l’un d’entre eux ironisa en faisant remarquer que je n’avais qu’une femme à ma disposition et que forcément ma situation était moins enviable que la leur. Avinés comme ils étaient, ils se mirent tous à rire d’un rire bestial, sans qu’on sût s’ils avaient tous compris la blague. Celui qui avait parlé continua à ricaner et à se montrer grossier. M’étais-je réservé la princesse parce que j’étais le capitaine ou bien parce que j’étais incapable de satisfaire plus d’une femme à la fois ? Les rires redoublèrent tandis que je les fusillais du regard, blanc de rage, complètement dégoûté par leur attitude. En fait je les plaignais  en voyant ce qu’ils étaient devenus et l’incident aurait pu en rester là si un autre n’avait pas surenchéri. Comment se faisait-il que la princesse fût une des seules filles de l’île à ne pas être enceinte ? Ce n’était pas possible, je devais passer trop de temps le nez dans mes bouquins ! Ou alors je devais mal m’y prendre ! J’étais sans doute trop romantique et je me contentais de promenades au coucher de soleil, main dans la main. Mais sacrebleu, ce n’était pas de cela qu’une femme avait besoin ! Si je voulais, ils allaient arranger cela la prochaine fois qu’ils rencontreraient ma compagne. En s’y mettant à six, elle finirait bien par s’arrondir comme les autres...

Là, la rage me prit. Une rage comme je n’en avais jamais eu dans ma vie. Je me mis à crier, à hurler même. Je renversai la table et tous les flacons de vin, qui éclatèrent sur le pavé dans un bruit effroyable. Je les traitai de porcs, d’ordures, de déchets humains. Je leur reprochai ce qu’ils étaient devenus, des ivrognes, des bons à rien, des ratés. Ils vivaient comme des fainéants sur le compte de toutes ces femmes, qui elles travaillaient d’arrache-pied dans les champs malgré leur état. Ils auraient dû avoir honte. Et en repensant au sort qu’ils réservaient à ma princesse, j’en bousculai violemment un, qui s’affala aussitôt sur le pavé. Du coup ils eurent l’air complètement dessoulés et ils me regardèrent d’un air ahuri.

Je leur expliquai plus posément qu’ils étaient tombés bien bas et que leur oisiveté les perdrait. La compagnie des femmes ne leur convenait pas. Ils devaient se ressaisir. Vivre éternellement dans cette île n’était pas non plus une solution. L’existence ne pouvait se limiter ni à des amours bestiales comme ils le croyaient, ni d’ailleurs à des rêves romantiques comme je l’avais cru moi. Il nous fallait tous réagir si nous ne voulions pas définitivement sombrer. Cette île paradisiaque était en train de se transformer en un véritable piège. Dès demain, nous nous mettrions à la construction d’un bateau. Ou plutôt, nous irions voir dans quel état se trouvait le nôtre, à l’autre bout de l’île.

 

 

littérature

 

 Calypso séduisant Ulysse (d'après "Sur les traces d'Ulysse")

 

 

 

 

 

 

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16/06/2011

Une île (13)

C’est ainsi que commença une nouvelle vie. Je passais la plus grande partie de mes journées au château, en compagnie de la princesse. Nous devisions à n’en plus finir, nous nous promenions dans les alentours immédiats et consacrions le reste du temps à l’amour. Parfois, mais rarement, nous descendions jusqu’au village, où mes marins, ma foi, ne semblaient pas se plaindre de leur sort. Pas du tout, même. Visiblement, ils avaient rencontré autant de succès que moi, à la différence près qu’il y avait cinquante femmes en bas, ce qui ne leur laissait pas beaucoup de temps libre, je peux vous le certifier. Car j’avais vite deviné qu’ils ne s’étaient pas contentés des charmes d’une seule personne, ce qui pouvait se comprendre dans la mesure où le nombre des prétendantes était impressionnant, tout comme le désir de ces dernières de ne pas être laissées pour compte. Bref, pour le dire plus simplement, j’étais le seul homme de l’île à être monogame. Je préférais cela, je l’avoue, aux exploits sportifs qu’ils pratiquaient. J’étais bien avec ma princesse. Elle était adorable et jolie avec cela, ce qui ne gâtait rien.

Les jours se mirent à défiler, puis les semaines et enfin les mois. J’avais l’impression d’avoir trouvé le paradis sur terre. Et le travail me direz-vous ? En fait, au début, j’avais bien proposé à ma compagne de l’aider dans ses tâches quotidiennes et j’avais même suggéré de réquisitionner mes hommes, au village, afin qu’ils donnassent un coup de main pour les travaux des champs, mais elle ne voulut rien entendre. Nous étions ses invités et n’avions pas à payer de notre sueur le peu que nous mangions. Le sol de l’île était suffisamment riche pour nourrir tout le monde, le sujet était clos, il n’y avait pas à discuter. J’avais alors fait remarquer que nous n’étions pas des visiteurs ordinaires. Non seulement notre présence durait depuis un certain temps déjà, mais elle risquait même de s’éterniser encore fort longtemps. Rien n’y fit. On me répondit que ces dames étaient si heureuses d’avoir de la compagnie, qu’elles nous dispensaient de tout travail, notre présence seule étant déjà en soi un réconfort suffisant. Comme j’insistais, on insinua, à demi-mot et en pouffant de rire, qu’il  convenait surtout de nous ménager pour que nous restions au meilleur de notre forme. Bon, vu comme cela, évidemment, il n’y avait plus qu’à accepter et à se taire.

C’était donc une vie bien agréable que nous menions là. Moi, comme je l’ai déjà dit, je passais la plupart de mon temps auprès de ma princesse. Nous discutions pendant des heures ou nous nous promenions. Parfois, mais rarement, elle allait pourtant rejoindre les villageoises pour organiser le travail. Car c’était elle, en effet, qui décidait des labours et des moissons ou encore de la bonne période pour récolter le raisin. Elle devait aussi régler tous les conflits qui pouvaient naître, jouant quelque part le rôle d’un juge. Mais sa clémence était légendaire et elle parvenait toujours à réconcilier les protagonistes, ce qui fait qu’elle rendait moins des jugements qu’elle ne conciliait habilement les avis opposés, pour le plus grand profit de la petite communauté. C’est elle aussi, en tant que souveraine en exercice, qui devait décider des gros travaux d’infrastructure, comme la consolidation d’une maison, la réfection d’une route (si les chemins de moindre importance étaient en terre battue, les rues principales du village étaient empierrées, tout de même !) ou encore l’érection d’une nouvelle fontaine ou d’un nouveau lavoir. Bon, quand je dis qu’elle décidait d’exécuter ces travaux, c’est un peu exagéré, car finalement chaque habitante pouvait donner son opinion et souvent la souveraine se rangeait à l’avis général quand elle estimait qu’il était bon. On était donc loin, sur cette île, d’une monarchie de droit divin et le fait de faire participer la population à la vie publique tuait toute opposition dans l’œuf puisque chaque femme avait eu, à un moment ou à un autre, l’occasion de s’exprimer librement.

Mais si je raconte tout cela, c’est pour dire que la princesse me laissait seul certaines après-midi pour aller gérer les affaires publiques. J’avais donc pris l’habitude, pendant son absence, de flâner dans la bibliothèque du château. C’est comme cela que j’ai redécouvert Rousseau et en le lisant je me suis dit que ce que je connaissais, là, en ce moment, ressemblait fort à son paradis primitif, lorsque l’homme vivait en petite communauté au milieu de la nature. Puis j’ai lu Voltaire, qui m’a fait comprendre que la meilleure organisation politique qui soit, c’était celle qui avait été instaurée dans la contrée où je résidais. Quant à Jules Verne, il m’a troublé, avec ses naufrages, ses îles désertes et son voyage au centre de la terre. Pour un peu j’aurais cru qu’il avait rédigé ses manuscrits ici même et il me semblait ressembler tellement à ses personnages que je ne savais plus très bien où était le monde réel et le monde de la fiction. Il est vrai que je vivais dans une sorte de conte merveilleux et ce qui m’arrivait était trop extraordinaire pour ne pas me faire douter de ce que j’avais sous les yeux.

Un jour, la princesse s’étonna de me voir toujours penché sur des livres. Ce n’était pas là l’image qu’elle se faisait d’un marin et je dus lui expliquer que je n’étais pas tout à fait un capitaine ordinaire. En fait, j’avais étudié au lycée, mais à dix-huit ans, à l’âge où les autres adolescents entraient dans la vie active ou entreprenaient des études supérieures, je m’étais mis à parcourir le monde, tentant d’assouvir la rage et le désespoir qui m’habitaient depuis des années. Ma mère était morte quand j’étais tout petit et les rapports avec mon père avaient toujours été conflictuels. Etait-ce là la raison profonde de mon mal être ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que je réfléchissais trop et au lieu de courir les filles et de me laisser vivre, je ne faisais que m’interroger sur le sens de ma vie. Or justement, de sens, je n’en trouvais aucun. Quel que soit le métier que j’exercerais, je me retrouverais tous les soirs chez moi à me demander ce que j’avais fait de vraiment important dans ma journée. Existentiellement parlant, le fait d’être banquier, commerçant ou instituteur ne changeait rien : les années allaient passer et je m’avancerais inexorablement vers la mort.

Alors j’ai décidé de réagir et de tout quitter. J’ai commencé à parcourir le monde, d’abord à pied, puis finalement en bateau. J’ai visité Venise, Florence et Naples. Puis je me suis dirigé vers l’Espagne. J’ai été ouvrier agricole en Catalogne, pêcheur de crevettes près de Valence, gardien de moutons sur les contreforts de la Sierra Nevada et fabricant de tonneaux à Salamanque. Partout où je passais, les gens me racontaient leur vie et ce que j’apprenais me confortait dans l’idée que l’existence n’avait pas beaucoup de sens. Alors j’ai fui plus loin encore et j’ai quitté l’Europe pour le Moyen-Orient. J’ai vu la Palestine, la Syrie et les hauts plateaux de l’Anatolie. Un jour, désespéré et sans argent, j’ai atterri au Liban et là, sur un coup de tête, je me suis engagé sur un bateau marchand. Je voulais fuir, aller plus loin encore et finalement découvrir un endroit sur terre où vivre aurait un sens. Mais j’avais beau naviguer dans toute la Méditerranée, je ne trouvais rien. Dix années se passèrent ainsi, au cours desquelles, comme je le redoutais, il n’arriva rien de significatif. J’allais d’île en île ou je reliais la côte dalmate à la côte turque. J’avais l’impression de tourner en rond et d’étouffer. En attendant, je vieillissais et j’acquérais de l’expérience, aussi, quand on me proposa de devenir capitaine d’un navire qui devait  traverser l’Atlantique pour rejoindre l’Amérique du Sud, j’ai sauté sur l’occasion. Voilà enfin une aventure qui était digne de moi. J’allais quitter le vieux monde pour découvrir de nouvelles terres. Là-bas, peut-être, j’allais enfin trouver ce que je cherchais.

Et puis voilà, il y a eu cette tempête, ce naufrage et me voilà ici. « Et tu veux que je te dise ? Pour la première fois j’ai l’impression d’avoir enfin trouvé quelque chose, quelque chose d’essentiel, qui est la tranquillité d’âme. Je suis ici, avec toi et je ne fais plus rien, sauf lire justement, car j’ai conservé de mes années d’études le goût de la chose écrite. Mais pour la première fois je me sens bien. Apaisé en quelque sorte. Je crois que c’est à ta présence que je dois cet état d’esprit. Je voulais que tu le saches. »

 littérature 

Vignobles face à la mer (ici Collioure-Banyuls, Pyrénées orientales)

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

11/06/2011

Une île (12)

A la question qu’elle me posa, je répondis que je préférais essayer le bain chaud, tant cette idée d’être en contact avec une eau qui venait d’être en contact avec le feu central de la terre me fascinait. Avant de me laisser, elle alluma une dizaine de bougies qui se trouvaient sur un rebord de pierre, face à des miroirs disposés en oblique. La pièce s’emplit bientôt d’une lumière magique, car chaque petite flamme était répercutée à l’infini dans ce jeu des miroirs qui se faisaient face. C’était magnifique et j’avoue avoir regardé avec admiration la maîtresse des lieux qui parvenait à créer ainsi cette ambiance particulière par une mise en abyme. Elle me sourit, manifestement satisfaite de l’émerveillement qu’elle avait provoqué chez moi, me souhaita un bon bain et sortit.

Je me déshabillai et m’étendis dans la baignoire. C’était délicieux ! J’avais vraiment l’impression d’être en- dehors du monde. Isolé sur une île, réfugié au centre de la terre, plongé dans une eau à la température de mon corps, je n’étais plus qu’un esprit qui flottait dans une demi-conscience. De plus, toutes ces flammes de bougie qui se répétaient à l’infini me donnaient l’impression d’avoir basculé dans une autre dimension. Derrière moi, j’entendais l’eau qui tombait en cascade dans ma baignoire, rythmant l’espace de son bruit régulier et apaisant. Le temps, ici, n’était pas celui des hommes, mais celui des dieux. Je n’aurais pas été plus étonné que cela si Aphrodite ou quelque sirène s’était tenue sur le bord de la pierre froide. J’étais bien, tout simplement. Je n’étais plus vraiment moi-même en fait. Je ne sentais plus mon corps et j’avais l’impression de me dissoudre dans l’univers. Je n’étais plus qu’un esprit flottant au-dessus des éléments.

C’est alors que la princesse est entrée, vêtue d’un long peignoir. Tout d’abord, j’ai cru que je rêvais. Ce n’était pas possible ! Hors du temps et de l’espace comme je l’étais, la pensée dans les limbes de l’inconscient, j’attribuai cette apparition soudaine à ma seule imagination. Mais non, au sourire qu’elle me lança dans le miroir, sourire réfléchi à l’infini par les reflets, je compris que rien n’était plus réel. « Elle est bonne ?» demanda-t-elle, ce qui me confirma que c’était bien une femme de chair et d’os qui se tenait devant moi et pas un quelconque fantôme sorti des entrailles de la terre.

J’allais répondre affirmativement, mais je n’en ai pas eu le temps. Toujours face au miroir, elle laissa glisser son peignoir d’un geste souple et apparut soudain dans le plus simple appareil. Là, je dois dire que je suis resté époustouflé ! Si je m’attendais à cela ! Moi qui rêvais tout à l’heure de belles sirènes ou même d’Aphrodite en personne, j’étais comblé. Je ne savais plus où regarder et mes yeux allaient de ce dos et de ces hanches généreuses, que je voyais en vrai, à la ravissante poitrine qui apparaissait dans le miroir. Le tout dura peut-être trois secondes, puis nos regards se croisèrent dans la glace. Ce fut un instant délicieux. Il se produisit de part et d’autre comme un choc électrique, puis nos yeux se détournèrent. Mais avant même que la gêne et le trouble ne se soient installés, elle s’était retournée et, avec un aplomb phénoménal, avait franchi la distance qui la séparait de la baignoire. Et voilà qu’elle était maintenant dans le bain avec moi ! Elle avait un large sourire et me regardait par en-dessous d’un regard malicieux.

Cette fille étrange, cette princesse des îles, qui avait grandi en bordure de son âge, hors du monde et du temps, voilà qu’elle était là, près de moi, avec moi, et je sentais la peau nue de ses jambes contre les miennes. « On voit », lui dis-je « que vous êtes, de par votre fonction, habituée à prendre des initiatives... » « Ma fonction n’a rien à voir et si je suis ici, c’est bien à titre privé. » « Ma foi, je m’en réjouis. C’est donc une dame qui me rend visite et pas la reine de cette contrée. C’est tellement plus intéressant. Je dois vous avouer qu’en fait je n’aime pas trop les rapports hiérarchiques. J’ai pourtant envie de vous appeler ‘ma princesse’, allez comprendre. » «Votre princesse ? Ce serait flatteur, mais vous allez un peu vite en besogne. » « Je ne suis pas le seul, il me semble. » Nous éclatâmes de rire.

Et forcément, nous nous sommes mis à parler, afin de faire plus ample connaissance. Je serais incapable de retranscrire toute notre conversation, qui dura bien une heure. Nous avons abordé mille sujets différents, mais franchement je ne sais plus trop lesquels. Tout ce dont je me souviens, c’est que tout cela fut fort agréable. Le ton était plaisant, enjoué même. En fait, nous avons passé notre temps à nous cerner et à tenter de nous comprendre. Et évidemment, derrière cette approche, disons intellectuelle et psychologique, il y avait chez chacun de nous le désir de plaire, qui sous-tend souvent les relations hommes-femmes. Je dois dire que ma visiteuse jouait le jeu à merveille. En fait, c’était une vraie experte, même si elle n’avait jamais rencontré d’homme dans sa vie adulte. Mentalement, je revis la scène de la rivière et la prestance qu’elle avait eue lorsqu’elle nous avait fait face avec un aplomb phénoménal. Cet aplomb, je venais de le retrouver quand elle était entrée dans la salle de bain puis quand elle s’était glissée dans la baignoire. Mais pour le reste, ce que je découvrais maintenant, c’était un être à la fois sensible et enjoué, un être qui m’attirait et que j’avais de plus en plus envie de connaître. Tout cela pour faire comprendre que le courant passait à merveille entre nous. Et après me direz-vous ? Après, ne comptez pas sur moi pour vous raconter ce qui se passa, mais vous pouvez facilement l’imaginer, je suppose. Ce cadre insolite, cette eau chaude qui coulait librement et à  volonté, ces bougies qui se réfléchissaient à l’infini, cette personne charmante et affable qui semblait désireuse de faire ma connaissance, tout cela mis ensemble fit que la nature suivit son cours, tout simplement et que cet homme et cette femme qui s’observaient à chaque extrémité de la baignoire finirent par se rapprocher. Le reste leur appartient.

 

 

 littérature 

 

D'après "photos-depôt.com"

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06/06/2011

Une île (11)

Je suivis donc mon guide. Par des couloirs compliqués, nous pénétrâmes dans une autre partie de la maison. C’était un véritable labyrinthe et j’étais déjà complètement perdu et je ne parvenais plus à m’orienter, quand elle ouvrit une porte qui donnait sur un escalier de pierre, lequel semblait plonger littéralement dans les entrailles de la terre. On n’en voyait pas la fin. Une salle de bain, cela ? Une cave, oui, ou un cachot… La princesse remarqua mon inquiétude et me sourit avec tendresse, d’un petit air complice, ce qui me rassura aussitôt. Nous entreprîmes la descente et mentalement je me mis à compter le nombre de marches : soixante-deux, soixante-trois, soixante-quatre… Ca n’en finissait plus. Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six. Ouf ! Nous étions enfin en terrain plat.

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Je croyais être arrivé à destination, mais il fallut me rendre à l’évidence. Le couloir que nous empruntions maintenant n’était qu’une étape, un palier, en quelque sorte, dans l’interminable descente que nous avions entreprise et bientôt un autre escalier, plus étroit, fit son apparition. « Eh bien, elle n’est pas très d’accès facile, votre salle d’eau… » Elle se retourna : «C’est vrai, aussi, quand nous venons ici, c’est toujours pour un long moment. » Et en disant cela elle me fixa longuement de son regard grave et sérieux. Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Etait-ce un piège ? Me conduisait-elle vers quelque cachot sordide ou quelque oubliette de type moyenâgeux ? J’étais sur mes gardes, tout en continuant à compter : cent quarante-deux, cent quarante-trois… Nous étions maintenant dans une sorte d’escalier à vis, qui plongeait littéralement vers le bas, dans une descente vertigineuse. Deux cent vingt-huit, deux cent vingt-neuf, deux cent trente. Ouf ! Nous étions enfin arrivés.

Une solide porte en chêne nous barrait le passage. Elle prit son trousseau de clef et ouvrit. Curieux. Depuis quand ferme-t-on les salles de bain quand elles sont inoccupées ? Je m’attendais vraiment à me retrouver dans un cachot et pour rien au monde je n’aurais franchi cette porte le premier. Mais non, c’est elle qui entrait, tout en me souriant d’un air mystérieux. « Nous y voilà » Ca alors ! En fait de salle de bain, je n’avais jamais rien vu de semblable. On se serait cru dans une espèce de grotte. En tout cas une des parois avait été taillée directement dans le rocher et d’ailleurs fort grossièrement, ce qui donnait à l’ensemble un côté « naturel » assez étonnant. De plus, une grande cuve de pierre, taillée elle aussi dans le roc, tenait lieu de baignoire. Le plus curieux c’est qu’elle était déjà remplie d’eau. D’une ouverture dans le rocher, une petite cascade tombait dans la baignoire, laquelle se vidait à l’autre bout par une sorte de trop-plein. La lueur des flambeaux que nous tenions à la main donnait à la scène un aspect féérique et quand la princesse s’avança pour tremper une main dans l’eau, son ombre, gigantesque, s’agita sur la paroi. « Les bains froids » dit-elle simplement, sans rien ajouter d’autre. « Pour les bains chauds, c’est par ici. »

Elle ouvrit une autre porte et une nouvelle volée d’escaliers apparut. Décidemment, on n’en verrait jamais la fin ! Heureusement, après une petite cinquantaine de marches, nous étions déjà arrivés. Le même spectacle s’offrit à moi : le rocher nu et une grand baignoire de pierre, taillée elle aussi directement dans le roc. Mais ici régnait une chaleur incroyable et de l’eau qui tombait dans la baignoire s’élevait de la vapeur. Cette fois, c’est moi qui trempai ma main. L’eau était vraiment chaude, presqu’à 37 degrés autant que je pus en juger. Comment était-ce possible ? Sans que je ne lui demandasse rien, la princesse me donna l’explication : nous étions à trois cents mètres sous le niveau de la mer, autrement dit à plus de six cents mètres par rapport au niveau du château. Les deux salles de bain récoltaient naturellement l’eau de deux lacs souterrains, l’un d’eau froide, provenant probablement du ruissellement de la pluie, et l’autre d’eau chaude. Mais comment cette eau pouvait-elle être chaude ?

Elle me regarda d’un air amusé. « Vous oubliez que nous sommes sur une île… » « Sur une île, oui et alors ? Je ne vois pas le rapport. » « A votre avis, qu’est-ce qui a pu être à l’origine de cette île ? » « Ben, je ne sais pas moi… Un tremblement de terre ? Ou la pression du sol qui a fait surgir ces montagnes. » « Voilà, vous y êtes presque. La pression du sol, autrement dit de la lave. Nous sommes sur une île volcanique et dans les profondeurs de la terre le magma incandescent fait monter la température. Du coup, l’eau des lacs souterrains devient chaude et mes ancêtres ont eu l’idée géniale de la récupérer. » Je n’en revenais pas. C’était absolument ingénieux et supérieur encore comme invention au chauffage central des Romains. La princesse m’observait toujours, mi-sérieuse, mi-amusée.

 « En tout cas, il fait chaud » dis-je pour garder une contenance, car son regard me troublait sans que je susse pourquoi. « Bien sûr qu’il fait chaud. C’est normal. Au fait, vous voulez voir le centre de la terre ? » Elle ouvrit alors une porte latérale et la chaleur devint aussitôt étouffante, suffocante même, tandis qu’une forte odeur de souffre faillit nous faire reculer. Nous étions sur une petite plate-forme de quelques mètres carrés seulement, laquelle dominait une immense grotte. De nos têtes, nous en touchions presque le plafond. Mais là, sous nos pieds, tout en bas, à cent ou deux cents mètres peut-être, une inquiétante masse rougeâtre bougeait lentement. « Et voici la lave… » dit-elle simplement, comme si c’était là le spectacle le plus naturel du monde. J’osais à peine regarder, de peur de tomber, car il n’y avait ni barrières ni garde-fou. Mais elle avait raison. Cette masse mouvante au fond du gouffre était bien de la lave en fusion.

Elle m’expliqua que tout était calme pour le moment, mais qu’elle avait connu des périodes où le magma devenait plus chaud et donc plus liquide. Ce qui coulait alors là en-dessous, c’était une véritable rivière de feu, qui se déplaçait à la vitesse d’un grand fleuve. Petite fille, elle était souvent venue ici, fascinée  par ce spectacle grandiose. Elle avait été une enfant fort solitaire, surtout après la mort de son père et elle n’aurait pu dire combien d’heures elle avait passé là, à observer la lave en fusion. Parfois, l’envie lui prenait de se jeter dedans, ce qui aurait résolu tous ses problèmes. Mais seul le désir de venger son père l’avait empêchée d’accomplir ce geste fatal. C’était à l’époque où tout le monde croyait encore que les marins allaient revenir. Depuis, évidemment, cette idée de vengeance s’était évanouie, puisque fort probablement les assassins avaient dû périr en mer. Il n’y avait qu’une chose qui était restée la même. « Votre solitude » dis-je spontanément. « Oui, ma solitude » répéta-t-elle en me fixant de nouveau d’une étrange façon. Je sentis aussitôt un trouble étrange m’envahir et pour la première fois le désir de l‘embrasser, là, sur le champ,  s’imposa à moi. Je parvins pourtant à me contenir et nous regagnâmes la salle de bain. 

littérature 

 

 

 

 

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