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15/01/2010

Marcel Thiry

Suite à ma petite note intitulée  « Dans les matins d’hiver », Pivoine, dans son commentaire, a fait allusion à un poème de Marcel Thiry intitulé  « Les wagons de troisième classe ». Voici ce poème, qui mérite assurément le détour. C’est avec plaisir que je suis allé chercher, sur les rayons de ma bibliothèque, le volume de Thiry intitulé « Toi qui pâlis au nom de Vancouver » (publié chez Seghers en 1975) et que je n’avais plus ouvert depuis longtemps, je l’avoue.

 

En réalité, ce gros volume de 500 pages comprend

 

« Toi qui pâlis au nom de Vancouver », autrement dit les poèmes de 1924 :

 

Toi qui pâlis au nom de Vancouver

Tu n’as pourtant fait qu’un banal voyage,

 Tu n’as pas vu la croix du Sud, le vert

Des perroquets ni le soleil sauvage

 

« Plongeantes proues », poèmes de 1925

« L’enfant prodigue », poèmes de 1927

« Statue de la fatigue », 1934

« La mer de la Tranquillité », 1938, dont est tiré notre poème et bien d’autres recueils encore dont le dernier est daté de 1974

 

Marcel Thiry est né à Charleroi, en Belgique, en 1897 et il est mort près de Liège en 1977. Ecrivain d’expression française donc, il fut aussi un militant wallon, ce qui signifie qu’il revendiqua à la fois la spécificité de la Wallonie (par rapport à un état belge hybride et fabriqué de toute pièce) et qu’il défendit la langue et la culture françaises dans cette Belgique qui, de plus en plus, était en train de passer sous la coupe de l’autorité flamande. Tout cela a débouché sur la régionalisation d’une série de compétences, ce qui a permis à ce pays, semble-t-il, de survivre encore un peu. On sait que depuis il est devenu quasiment ingouvernable, mais c’est un autre problème.

 

Outre le recueil de poésie dont nous parlons ici, Marcel Thiry a aussi écrit  des nouvelles, notamment les « Nouvelles du grand Possible ». Notons encore qu'il fut membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (ARLLFB) et qu'il en fut même le secrétaire perpétuel de 1960 à 1972.

 

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Les wagons de troisième étaient pleins de poètes

De tabacs matinaux, de distances défaites,

Et sinuant parmi les paliers des fumées

D’un parfum d’orange angélique et miséreux.

 

Il en est qui mettaient leur manteau sur leurs yeux

Pour mieux poursuivre, au lent toxique des fumées,

Leur nuit, comme un jardin perdu, dans l’encoignure.

De leurs genoux glissait le journal défloré ;

Au dehors, sur l’ennui d’un pays ignoré 

De lourdeur laboureuse et d’âpre agriculture,

La vitesse roulait son long mur de fumée.

Les poètes savaient l’échelle des salaires,

La date du loyer, les tarifs, les horaires,

 

Ils savaient qu’au zénith calme de l’infortune

La Mer de la Tranquillité est dans la lune,

Que Tirlemont passait dans le mur de fumée,

Que nous tournons en roue avec la voie Lactée,

Que l’univers s’espace en mitraille éclatée ;

 

Et leur siècle, leurs dols, leurs trafics, leurs brevets,

Leur nuit lointaine au flanc des tiédeurs fabuleuses

Et Tirlemont dans la fumée, ils les savaient

S’ouvrir dans l’éventail sans fin des nébuleuses.

(…)

La Mer de la Tranquillité est dans la lune,

Très  haut, sur le jardins d'Europe et le décor

De festin lent peuplant les terrasses nocturnes

Où, devant les vins d'ombre et les danseuses nues,

Nous sommes gais parmi le silence des morts.

 

Les jardins sont d'ifs noirs et de pelouses bleues

Où la lune allongée étend ses calmes fleuves;

On voit de la terrasse, au-delà des parterres,

Des daims légers paissant les rivages lunaires.

 

La dame en robe ouverte un peu bas sur les seins

Est gaie et lève le calice où nos desseins

A tous ont été déliés par sortilège;

Mais, à travers les fleurs qui s'aiment dans les urnes,

Nos yeux mal enchantés reconnaissent encore,

Debout, sa face haut levée au ciel nocturne,

Apposant sa main d'os au dossier de son siège,

Son fils mort qui la veille en casque, et qu'elle ignore.

 

C'est l'hôtesse d'oubli, la douceur ancienne,

La dame en fleur parmi les fleurs d'ingratitude;

On dit qu'elle s'appelle Europe ou Madeleine

Ou Marie -et son fils qui veille, quelquefois

On essaye, au tremblement des cierges, de voir

Sa face haut levée au ciel et sa blessure;

Mais les cierges tremblants sont gênés par la lune

Et les regards repris par des esclaves nues.

 

Et l'on entend vers le fond pensif des jardins

Des retentissements qui font bondir les daims

En arches vives sur les fleuves de la lune,

Des clameurs d'ombre, de souterraines huées

Comme si de grands pans du monde s'écroulaient,

Ou, pendant que la lune argente les nuées,

Comme si, salué de sourds canons coupables,

Un parâtre adultère et royal de Hamlet

Avait vidé son noir hanap à notre table...

 

La dame appuie avec tendresse entre ses seins

Le frais museau vorace et charmant de sa biche,

Le monde croule à pans de Genève et d'Autriche,

Le héros mort détourne à jamais des jardins

D'Europe son visage où vieillit la blessure,

La Mer de la Tranquillité est dans la lune.

 

Les phares des autos au loin sur les collines,

Les soirs d'hiver, dans l'au-delà noir des vallées,

Naissent comme des comètes, et puis déclinent

Et s'éteignent quand va virer leur destinée.

 

Ce sont les moments d'autres âmes inconnues,

Les passages d'existences à notre large,

Quelque signal d'humains univers qui émergent

A notre ciel, et puis qui rentrent dans l'obscur.

 

Ce sont des vies, qu'on ne saura jamais, d'étoiles,

Courts embrasements, suivis d'agonies, solaires.

Les phares prennent leur long-cours comme des voiles

Et se fondent en vous, grandes années-lumière.

 

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