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15/09/2008

Perte de mémoire

Dans la ville, il y a des chiens qui errent, le jour
à la recherche d’on ne sait quoi.
Il y a des hommes aussi,
qui marchent, marchent et marchent encore.
Dans la ville il y a un fleuve
qui traverse en silence
et encore des routes, des voitures et des trains.
Dans la ville il y a des enfants
qui jouent sur les places publiques
et leur ballon, parfois, traverse la chaussée
comme les souvenirs traversent ma mémoire.
J’erre dans la ville
et je regarde les enfants.
Je fus l’un d’eux, autrefois, sur la place publique.

Dans la voiture, je roule au hasard
sur les routes de la grande ville.
Je roule sans rien dire
et je regarde les gens qui marchent
qui marchent et qui marchent encore.
Voici le pont au-dessus du grand fleuve.
Je le traverse, cherchant je ne sais quoi.
Dans le soir qui tombe, on ne distingue plus rien,
ni les hommes ni le pont ni les enfants.
Pourtant je fus l’un d’eux, sur la place publique,
autrefois, dans la grande ville
que le fleuve traversait en silence.
Les souvenirs s’estompent avec la nuit qui vient.
Je m’arrête. Passe un chien qui erre,
à la recherche d’on ne sait quoi.

= = = = = = = = = = = =

Il y a toujours eu des chiens dans cette ville étrange,
hirsutes, agressifs, menaçants.
Souvent ils se battaient, sur les places publiques
et nous nous sauvions sur la chaussée,
laissant là notre ballon.
Parfois, même, nous traversions le pont
et en silence contemplions le grand fleuve
jusqu’à ce que s’estompe notre peur
ou que vienne la nuit.

Mais plus tard, tu fus là,
quelque part dans la foule.
Nous nous donnions rendez-vous sur les bancs d’une place publique.
Les enfants jouaient au ballon
et les chiens se sauvaient apeurés
en nous entendant rire

Parfois, nous nous promenions le long du fleuve
et regardions le pont où là-haut passaient les voitures et les trains
jusqu’à ce que le soir tombe et qu’on ne distingue plus rien.
Alors nous revenions par la ville où dans le silence des hommes marchaient et marchaient, .
inlassablement.
Nous nous disions au revoir, sur la place publique
et je gardais longtemps en mémoire le goût de ton baiser apeuré.

Un soir, un homme t’a regardée et t’a suivie.
Tu t’es enfuie dans la nuit.
Il y avait partout des chiens, hirsutes, menaçants, agressifs,
c’est du moins ce que tu m’as dit.

Puis je ne t’ai plus revue.


= = = = = = = = = = = = = = = ==

Ce soir, je roule lentement dans les rues de la ville.
Il n’y a plus d’enfants, ni de ballon.
Plus d’hommes non plus, même pas sur les places publiques.
Il n’y a plus personne,
sauf les chiens qui errent et qui parfois se battent
et puis bien sûr le fleuve, qui coule en silence.

Il fait noir et je ne sais plus ce que je suis venu faire ici.
Les souvenirs se sont évanouis quand la nuit est venue.
Il ne reste que l’angoisse et la peur des chiens publics.
Sur le pont je me suis arrêté dans le silence.
Je regarde le fleuve qui coule en contrebas,
traversant la ville.
On dit que c’est de là que tu as dû te jeter dans le vide
fuyant on ne sait quoi.
Mais les hommes qui marchent et qui marchent racontent tant de choses!
Agressifs, menaçants, ils disent n’importe quoi, sur les places publiques.
Moi j’ai oublié et je ne me souviens plus.
Il y a longtemps de cela, dans la grande nuit.

Sur le pont, je descends de voiture.
Hirsute, le chien me regarde, menaçant.
J’ai peur.
En contrebas coule le fleuve.
C’est la seule chose que je sais encore.

"Feuilly"

14:35 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie

28/06/2008

De la fonction poétique

Pourquoi la fonction poétique ne semble-t-elle plus avoir droit de cité dans notre société ?

On édite peu les poètes, leurs livres se diffusent d’une manière confidentielle et ceux qui les lisent osent à peine avouer en public qu’ils les apprécient. Imaginez-vous, en plein conseil d’administration d’une banque ou dans le bureau de votre directeur du personnel, dire que vous aimez la poésie. On va vous regarder soit comme un dangereux malade, soit comme un utopiste romantique un peu fou dont il convient de se débarrasser au plus vite.

Pourquoi donc la poésie a-t-elle perdu tout crédit officiel ? Les gens sont-ils moins sensibles qu’autrefois ? Je ne le pense pas. Alors ? Est-ce parce qu’elle se situe en dehors du circuit des échanges marchands qui caractérisent notre époque ? Probablement. La poésie est gratuite et esthétique. Elle n’est finalement qu’un jeu sur la langue, mais comme chacun sait, ce jeu peut être contestataire puisqu’il valorise le monde intérieur de l’individu et fort peu l’instinct grégaire du consommateur. A ce titre, la poésie est condamnable et donc condamnée par les boutiquiers qui nous dirigent. D’abord elle inquiète par sa gratuité, notion impensable pour ceux qui font de l’argent avec tout, ensuite elle recherche la beauté afin d’émouvoir, créant des mondes imaginaires qu’il est difficile de faire contrôler par la police d’état. Elevant l’esprit, proposant un univers différent, parallèle, elle inquiète, aussi préfère-t-on la ridiculiser en évoquant un sentimentalisme qu’on qualifie de ridicule.

Et puis ces gens ne pensent qu’à l’argent, argent qui leur permettra d’acheter des objets destinés à paraître (comme si la possession d’un objet pouvait grandir un individu !). Comment pourraient-ils comprendre la poésie, qui elle vise essentiellement l’être et même la profondeur de l’être ?

Comme ce sont eux qui ont le pouvoir, la poésie a donc pris le maquis, c’est sans doute pour cela que vous ne la rencontrez plus.


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10/05/2008

De ce qu'a pu dire le poète.

« Un homme qui vieillit est un homme plein d’images » dit le poète. Mais en même temps il se rend compte de l’inutilité de ce qu’il a accompli. Ce qu’il a vu (ou cru voir) et qu’il a traduit en poèmes, il ne le voit plus aujourd’hui. Tel un religieux qui aurait perdu la foi, il se retrouve devant une réalité dont il ne déchiffre plus le sens. Tout a-il été illusion et donc mensonge ? Ou bien est-ce la vieillesse qui lui a ôté son ancien regard, ce regard qui lui permettait de deviner une réalité « autre » ? Il lui reste, certes, la parole, mais que vaut celle-ci si elle n’évoque plus le mystère du monde, si ce mystère ne se laisse plus déchiffrer ? Le poème, alors, ne sera plus qu’une parole vide (déjà qu’il n’était pas facile d’exprimer l’indicible), tandis que passe le temps, que les yeux se fatiguent et que la mort attend au bout du chemin.

Toutefois on dirait
que cette espèce-là de parole, brève ou prolixe
toujours autoritaire, sombre, comme aveugle,
n’atteint plus son objet, aucun objet, tournant
sans fin sur elle-même, de plus en plus vide,
alors qu’ailleurs, plus loin qu’elle ou simplement
à côté, demeure ce qu’elle a longtemps cherché.
Les mots devraient-ils donc faire sentir
Ce qu’ils n’atteignent pas, qui leur échappe,
Dont ils ne sont pas maîtres, leur envers,

De nouveau je m’égare en eux,
De nouveau ils font écran, je n’en ai plus
Le juste usage,
Quand toujours plus loin
Se dérobe le reste inconnu, la clef dorée
Et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux…

Jaccottet, A la lumière d’hiver.

02:38 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie, jaccottet

31/03/2008

De l'équilibre intérieur

Il est des jours où l’agitation du monde vous semble dérisoire. A quoi bon faire le compte de toutes les injustices dont les informations nous abreuvent ? Il n’y aura jamais la paix en Palestine, le Tibet restera chinois et l’Irak continuera de se dissoudre dans une guerre civile fratricide pour le plus grand profit des marchands de pétrole (et nous en savons quelque chose quand nous passons à la pompe avec nos voitures : c’est notre manière à nous de contribuer à l’effort de guerre, même si nous condamnons farouchement cette dernière).

Plus près de nous, il y aura toujours des politiciens véreux, qui pensent plus à leur profit qu’à la gestion des affaires publiques. Et même s’il y en a quelques-uns d’honnêtes, nous savons tous qu’ils sont obligés d’entrer dans un système qui repose sur la duperie et le mensonge.

Nous aurons bon clamer haut et fort contre le libéralisme triomphant qui affame chaque jour un peu plus nos voisins immédiats, cela ne changera rien. Le combat est perdu d’avance, l’économie étant devenue mondiale. Ou votre pays fait de la résistance et il se fait manger, n’étant pas compétitif ou il approuve le nouvel ordre du monde et c’est vous, en tant que citoyen, qui vous faites manger (par exemple en devant payer une facture de gaz trente pour cent plus chère).

Donc, disais-je il est des jours où on a envie d’oublier tout cela et où on préfère plutôt se replier sur sa propre personne, non par souci d’égoïsme, mais simplement parce qu’on n’a qu’une vie et qu’elle est courte.

Que m’importe, finalement la marche du monde ? Seul compte le regard que je porte sur moi-même et l’équilibre que je peux ainsi trouver. C’est pour cela qu’un écrivain comme Montaigne est un ami précieux. Il sait d’abord parler de lui. Si par ailleurs il regarde le monde d’un esprit lucide, il le fait sans se départir de son bon sens habituel, sachant prendre certaines distances qui lui permettent de conserver son équilibre intérieur. C’est là une qualité rare, par les temps qui courent.

La poésie, à ce propos, me semble préférable au roman pour nous plonger dans ce qui est vraiment essentiel. D’un autre côté, je me dis parfois qu’elle est plus proche de l’enfance, justement par le fait qu’elle ne s’embarrasse pas de l’agitation du monde, préférant se concentrer sur la richesse intérieure de l’individu. Lire de la poésie nous empêche-t-il donc d’être lucide en n’étant pas axé sur les réalités extérieures ou au contraire cette activité nous réconcilie-t-elle avec nous même, ce qui est finalement le bien le plus précieux ?

11/05/2007

L'éternité de Philippe Jaccottet

Puisque nous parlions l’autre jour de Philippe Jaccottet, voici un de ses poèmes, assez représentatif de sa manière d’écrire.

Images plus fugaces
que le passage du vent
bulles d'Iris où j'ai dormi !

Qu'est-ce qui se ferme et se rouvre
suscitant ce souffle incertain
ce bruit de papier ou de soie
et de lames de bois léger ?

Ce bruit d'outils si lointain
que l'on dirait à peine un éventail ?

Un instant la mort paraît vaine
le désir même est oublié
pour ce qui se plie et déplie
devant la bouche de l'aube


Sans avoir la prétention, ici, d’en donner une analyse, on notera tout de même le recours à des registres différents, qui s’entrecroisent. Le poète, en effet, fait référence à la vue (images fugaces), à l’ouïe (ce bruit d’outils) et éventuellement au toucher (passage du vent sur la peau). Ces images doivent être celles d’un rêve, comme le laisse suggérer les termes j’ai dormi. Fugaces, elles nous échappent aussitôt, comme le passage du vent. Cette idée d’air déplacé se retrouve dans la deuxième strophe (souffle incertain), ce qui assure une transition en douceur. On passe alors au registre sonore (bruit de papier), tout en signalant qu’il s’agit d’un bruit à peine perceptible (celui que fait un papier, de la soie, ou un bois dit léger). Du coup, on passe, dans la strophe trois, à l’idée d’éloignement. Ce bruit ténu pourrait être celui d’un outil, mais éloigné par la distance. De l’espace proche, le regard se porte donc vers le lointain. Le poète joue par petites touches impressionnistes. On est en pleine délicatesse : le bruit est SI lointain qu’on dirait A PEINE un éventail. Nous sommes dans le monde de l’indicible. Les sensations sont si ténues qu’elles sont à peine transposables dans le poème. On n’est d’ailleurs pas sûr de les avoir perçues (emploi du conditionnel dirait). Peut-être même n’ont –elles pas existé. Et pourtant si, elles existent. A l’horizon se lève l’aube, dans un instant intemporel. Alors que la première strophe était tournée vers le passé (le rêve que l’on vient de faire) et que la deuxième et la troisième se situaient au présent, on accède maintenant au monde de l’immortalité (la mort paraît vaine). Alors que le sommeil du début, s’il n’était pas une petite mort (puisqu’on y construisait des images en rêvant), était toutefois lié à l’éphémère (images fugaces), on accède maintenant à une durée hors du temps, même si on sait que cette durée est, elle aussi, provisoire (cf. l’emploi du conditionnel dans paraît vaine, qui souligne que ce n’est qu’une illusion).

Cette aube qui se lève dans cet instant unique et a-temporal est caractérisée par sa bouche. Sorte d’érotisation du phénomène qui nous renvoie sans doute au rêve de la première strophe. La bouche, comme l’éventail ou comme le store de bois léger, peut s’ouvrir ou se fermer. Son idée était donc bien annoncée précédemment. Le désir, pourtant, est oublié, nous dit-on. Quel désir ? Celui de la femme, sans doute. Il est remplacé par la contemplation de cette aube qui naît dans un instant d’éternité. On touche ici du bout du doigt le génie de Jaccottet, qui parvient à coucher sur le papier ces instants à peine perceptibles à qui ne sait pas les regarder. Avec lui, nous sommes dans le domaine de l’indicible. Remarquons encore qu’il nous guide dans la prise de conscience. Il nous tient par la main et nous amène du sommeil initial vers cette vérité, posant les questions à notre place (Qu'est-ce qui se ferme et se rouvre?) pour nous guider, à travers les images (l’éventail, le store). C’est un plaisir de cheminer en sa présence.

10/05/2007

De l'être et du monde

Je voudrais reprendre la réflexion précédente et la développer davantage. La littérature doit-elle être tournée vers le monde extérieur ou au contraire tenter d’exprimer la part indicible de l’individu ? La réponse est aussi vaine, sans doute, que celle que se posent les psychologues quand ils tentent de déterminer ce qui, de l’inné ou de l’acquis, détermine les choix des individus.

D’un côté chacun est unique, de l’autre nous vivons dans un monde dont nous subissons les aléas tout en contribuant à le modifier. Entre le monde intérieur et le monde extérieur, il y a forcément des passerelles. Un être humain ne vit pas dans une chambre close et le contexte qui l’entoure le définit à peu près autant que son caractère personnel.

Sans doute, en littérature, faut-il trouver un équilibre harmonieux entre ces deux tendances pour avoir une oeuvre de qualité. Les écrivains qui passent leur temps à s’analyser sans fin n’ont qu’un intérêt limité, surtout s’ils redoublent cette démarche psychologique de considérations interminables sur les raisons qui les poussent à écrire. Ils finissent par ne plus livrer aucun message si ce n’est précisément celui qui consiste à dire qu’ils écrivent. Ce nombrilisme viscéral n’a qu’un intérêt fort limité, on en conviendra.

A l’opposé, certains écrivains sont tellement focalisés sur ce qui les entoure qu’ils se saisissent du moindre sujet d’actualité pour en faire un roman. Malheureusement, souvent, il leur manque le recul nécessaire pour porter une vision personnelle sur ces événements. La mode des romans historiques n’échappe pas à cette tendance. Tant qu’il y a de l’action, du bruit, des armes, un peu d’amour, on va de l’avant. Le lecteur doit se contenter de faits bruts par ailleurs imaginaires, sans recevoir de celui qui écrit le moindre éclairage subjectif.

Les risques d’une littérature engagée sont précisément de cet ordre. Trop occupé à dénoncer les injustices sociales, l’auteur en oublierait de nous parler de lui. Une fois qu’il s’est fait un nom dans ce genre de discipline, il a du mal à s’en défaire. Ainsi, j’avais été frappé par ce phénomène lorsque j’avais lu La terre nous est étroite du poète palestinien Mahmoud Darwich,


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Après avoir écrit des poèmes manifestement politiques, qui lui avaient valu une grande réputation parmi ses concitoyens, Darwich disait la nécessité de revenir à l’intime. Sa Palestine à lui n’est pas qu’une terre à reconquérir (même si elle est cela aussi), elle est d’abord celle des souvenirs de son enfance. C’est un pays tout intérieur, donc, qu’il veut d’abord décrire et chanter, même si à ce moment-là il déroute ses lecteurs habituels, qui attendent de lui un engagement dans les conflits du moment. Ces conflits, il n’est pas sans les voir, lui qui habite à Ramallah depuis son retour d’exil, mais il estime qu’il fait plus pour son pays lorsqu’il tente d’en capter les parfums évanouis que lorsqu’il écrit des poèmes politiques. La lutte est une chose, la vraie poésie est ailleurs, en quelque sorte. Comme dans ce beau texte consacré aux souvenirs d’enfance, vécus dans un village aujourd’hui disparu :

A ma mère

Je me languis du pain de ma mère
du café de ma mère
des caresses de ma mère
jour après jour
l'enfance grandit en moi
j'aime mon âge
car si je meurs
j'aurai honte des larmes de ma mère

si un jour je reviens
fais de moi un pendentif à tes cils
recouvre mes os avec de l'herbe
qui se sera purifiée à l'eau bénite de tes chevilles
attache -moi avec une natte de tes cheveux
avec un fil de la traîne de ta robe
peut-être deviendrai-je un dieu
oui un dieu
si je parviens à toucher le fond de ton cœur

si je reviens
mets-moi ainsi qu'une brassée de bois dans ton four
fais de moi une corde à linge sur la terrasse de ta maison
car je ne peux plus me lever
quand tu ne fais pas ta prière du jour

j'ai vieilli
rends-moi la constellation de l'enfance
que je puisse emprunter avec les petits oiseaux
la voie du retour
au nid de ton attente
(…)