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26/12/2015

La vengeance est un plat qui se mange froid

 

Mon pays, c’est l’Albanie, et à l’âge de vingt-cinq ans je n’avais encore jamais quitté mon petit village où je vivais parfaitement heureux. Il en a été ainsi jusqu’au jour où ma sœur Alasina a décidé d’épouser un chrétien. Vous vous rendez compte du scandale ? Non seulement ce gars n’était pas originaire de nos montagnes et il habitait à cinquante kilomètres d’ici, dans la plaine, mais en plus il était chrétien ! Si elle avait eu un peu de décence, ma sœur aurait renoncé d’elle-même à cet amour, mais elle s’est entêtée. Notre mère a bien fait une ou deux remarques, pour la forme, mais elle ne s’est pas vraiment opposée à ce mariage. Je la soupçonne au contraire d’avoir admiré Alasina pour son courage, comme  si c’était un honneur pour une fille de braver l’opinion publique. De plus, en agissant ainsi, la mère semblait dire qu’elle n’avait pas été heureuse en se soumettant à nos traditions et en acceptant pour époux le garçon que ses parents avaient choisi pour elle. Ce n’était vraiment pas gentil pour mon père ! Lui, au contraire, il s’était montré beaucoup plus énergique et il avait crié et hurlé plusieurs fois, en frappant du poing sur la table. Il avait même crié si fort que dans sa colère il avait fini par gifler Alasina de toutes ses forces. Du coup, elle était partie sans se retourner, elle avait épousé son chrétien et on ne l’avait plus revue.

Pendant plus d’un an on n’a pas eu de nouvelles d’elle. La maison semblait morte maintenant, car Alasina était comme un petit oiseau plein de vie qui chantait tout le temps. La mère préparait seule les repas et je voyais de la tristesse dans ses yeux. Quant au père, du jour où sa fille était partie avec cet énergumène, il n’avait plus fréquenté le café où il aimait tant jouer aux dés ou aux échecs avec les autres hommes du village, après la prière à la mosquée. En été, il ne s’était plus assis sous le tilleul centenaire de la grande place, pour discuter tranquillement à l’ombre avec les voisins. Il n’osait plus se montrer, c’était clair. Moi-même, quand j’allais abattre les arbres dans la forêt et que je croisais les jeunes du village, ils me lançaient des méchancetés incroyables. Certains crachaient même par terre en me croisant. Fichue Alasina, elle avait bien gâché notre vie !

Puis un jour on a reçu une lettre d’elle. Elle annonçait qu’elle attendait un enfant et elle demandait la permission de nous rendre visite. La mère a regardé le père craintivement et lui, il lui a répondu qu’elle n’avait qu’à agir comme elle l’entendait puisqu’après tout c’était sa fille. Elle a vu dans cette réponse un accord tacite, alors que si elle avait analysé les paroles du père, elle aurait compris qu’il lui disait : « Fais ce que tu veux, c’est ta fille, ce n’est plus la mienne. »

Ils sont arrivés en calèche un dimanche, jour de repos des chrétiens. Alasina était enceinte de sept mois, ça ne pouvait pas se cacher, c’est sûr ! A table, (c’était un repas froid, avec des tranches de veau et de la salade au yoghourt, je m’en souviens très bien) tout le monde semblait heureux de se retrouver et de faire connaissance avec l’étranger, mais moi, à part quelques mots,  je n’ai rien dit. Vers la fin de l’après-midi, comme tout cela me tapait sur les nerfs, j’ai attrapé mon fusil et j’ai dit que j’allais tirer quelques lapins, mais ce n’était qu’un prétexte pour pouvoir m’éclipser. J’en avais assez supporté ! La mère a semblé déçue à cause de mon attitude, mais le père m’a regardé longuement dans les yeux. J’en ai déduit que j’avais son accord.

J’ai manqué le premier lapin, car ma main tremblait, mais les deux autres, je les ai bien eus. Ensuite, je me suis assis sur une pierre au bord de la route, pour me reposer. C’est alors que la calèche est arrivée comme prévu. Aussitôt, j’ai bondi en brandissant les deux lapins par les oreilles. La calèche s’est arrêtée et le mari d’Alasina m’a souri : « Une belle prise, vraiment ! » « Oui, une belle prise, un coup double, même ! » ai-je répondu en riant aussi. Puis j’ai laissé tomber les lapins, j’ai saisi mon fusil qui était chargé et je lui ai tiré dessus en plein visage. Alasina a hurlé. Alors j’ai braqué le fusil sur son ventre de femme et j’ai tiré trois coups. Comme elle ouvrait la bouche de stupéfaction ou de douleur, je lui ai enfoncé le canon du fusil dans le gosier et j’ai encore tiré un coup. Ca lui apprendra à ne pas respecter les traditions et à se comporter comme une trainée ! Non, mais…

Depuis, je vis dans la montagne. On dit que les gendarmes me recherchent, c’est bien possible. Mais je les connais, ils ne vont pas faire beaucoup de zèle pour une histoire d’honneur vengé. Dans quelques mois l’affaire sera oubliée. En attendant, pour manger, je tire sur tous les lapins qui ont le malheur de croiser ma route.           

 

 Ce texte était paru en juin 2015 sur le blogue des éditions Chloé des Lys :

 

Littérature

22:01 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature

Commentaires

Hé ben ! C'est effrayant !

Écrit par : Bertrand | 27/12/2015

Oui, c'est fort sombre, je m'en effraie moi-même :))

Écrit par : Feuilly | 27/12/2015

Je me souviens de quelque chose de beaucoup plus ancien...
D'un texte où l'histoire d'Alasina figure de façon beaucoup plus longue, nouvelle d'un recueil tiré d'une malle dans le grenier d'une maison de campagne... :)

Écrit par : Michèle | 28/12/2015

Cette nouvelle lue par le narrateur et donc écrite par toi bien sûr alias Martin Rivière :)

Écrit par : Michèle | 28/12/2015

@ Michèle : bonne mémoire ! Il y a eu en effet une version longue, dont je me suis inspiré (mais sans la relire) pour réécrire celle-ci, qui ne pouvait pas dépasser une page.

http://feuilly.hautetfort.com/archive/2012/01/30/une-maison-a-la-campagne-1.html
http://feuilly.hautetfort.com/archive/2012/02/05/une-maison-a-la-campagne-2.html
http://feuilly.hautetfort.com/archive/2012/02/13/une-maison-a-la-campagne-3.html
http://feuilly.hautetfort.com/archive/2012/02/17/une-maison-a-la-campagne-4.html

Etc.


Qui est Martin Rivière ?

Écrit par : Feuilly | 28/12/2015

Marin Rivière. (J'ai ajouté un t sans doute à cause du martin-pêcheur puisqu'on est dans la rivière :)

Marin Rivière c'est le nom d'auteur de la première nouvelle du livre tiré du coffre. Est-ce celle d'Alasina ? Sais pas.
Il est nommé dans le 3e lien que tu donnes plus haut.

Écrit par : Michèle | 28/12/2015

Pour la mémoire, il y a sept ans que je te lis sur ce blog, il est normal que j'aie à peu près en tête tout ce que tu as écrit. Et une histoire en Albanie, ça ne s'oublie pas.
Pour le reste, que c'était censé être une nouvelle tirée d'un recueil que lisait un narrateur, c'est évidemment en recherchant dans ton blog que je l'ai trouvé. Il suffisait de cliquer sur prose :)

Écrit par : Michèle | 28/12/2015

Ben j'avais complètement oublié ce nom, comme j'avais oublié que la longue nouvelle sur l'Albanie et Alasina s'intégrait dans l'histoire d'une"Maison à la campagne". Comme quoi mes lectrices ont une meilleure mémoire que moi :))

Écrit par : Feuilly | 28/12/2015

Moi aussi bien sûr j'avais oublié que l'histoire d'Alasina s'intégrait dans une autre histoire. Heureusement que la mémoire est sélective, on deviendrait fou d'encombrement.
Simplement, dans ton texte ci-dessus, Alasina et l'Albanie, j'étais sûre d'avoir déjà lu ça. Alors j'ai fait défiler tous tes textes jusqu'à ce que je trouve ces deux noms.

Écrit par : Michèle | 28/12/2015

Eh Eh, tout s'explique. Cela me rassure car je m'inquiète chaque fois que j'ai oublié quelque chose que j'ai écrit moi-même.

Écrit par : Feuilly | 28/12/2015

Si je peux contribuer à te rassurer, Brassens oubliait complètement les paroles de ses chansons quand il avait à les interpréter sur scène. C'est pourquoi, aussi, il détestait faire de la scène. C'était là une angoisse terrible d'avoir un trou. Aussi le fidèle Pierre Onteniente était-il à la place du souffleur de théâtre et lui brandissait-il sur un carton les textes.
ça, je le tiens de Pierre lui-même.

Écrit par : Bertrand | 30/12/2015

@ Bertrand : voilà qui me rassure, encore que dans le cas de Brassens, il y avait tout le tract de jouer devant un public qui devait le paralyser. Je me suis toujours demandé comment un Léo Ferré parvenait à se rappeler tous ses textes, qui sont longs et particulièrement fournis.

Écrit par : Feuilly | 30/12/2015

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