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13/06/2015

Le puits du village.

Il y avait, sur la place du village, un puits où autrefois tout le monde venait puiser de l’eau. Les jours d’été, quand le soleil donnait toute son ardeur méridionale, cette place ne désemplissait pas. Par la force des choses, elle était devenue le cœur du village. C’est là qu’à l’ombre des platanes les femmes venaient discuter de leurs petites misères et que les hommes se rassemblaient le soir pour jouer à la pétanque (et pour regarder à la dérobée les hanches des jeunes filles qui venaient puiser de l’eau). Il en avait toujours été ainsi et nul n’aurait pu croire qu’il en serait un jour autrement.

Pourtant, après la guerre, celle de quarante, le maire du moment cru bien faire en faisant installer l’eau courante dans toutes les maisons. Tout le monde se réjouit de cette invention incroyable qui amenait l’eau directement dans votre cuisine. Il ne fallait plus se déplacer, ni se pencher pour puiser l’eau, ni revenir en portant deux grands seaux à bout de bras. Non, il suffisait de tourner le robinet et l’eau était là, qui jaillissait claire et belle au sein même de votre demeure. Inutile de dire que le maire fut réélu trois fois de suite, ce qui était sans doute ce qu’il cherchait en introduisant dans le village cette technologie diabolique.

J’emploie à dessein le terme «diabolique » car après quelque temps il fallut se rendre à l’évidence : les femmes n’allant plus puiser de l’eau au puits, la place perdit rapidement toute sa population féminine. Renfermées dans leur logis, les pauvresses ne communiquaient plus entre elle. Elles se désolaient toutes seules devant leurs fourneaux et plus d’une sombra dans un mal étrange qu’on n’appelait pas encore dépression. Quant aux hommes, ils désertèrent la place à leur tour, puisqu’il n’y avait plus aucune jeune fille à admirer ni aucune croupe ondulante qui se penchait au-dessus du puits. Petit à petit ils délaissèrent le jeu de pétanque et prirent leur quartier au bistrot des sports, où on vendait assez cher un vin infâme qui vous montait à la tête et qui fut la cause de bien des disputes et même de quelques bagarres.

Insensiblement, le village changeait, mais personne ne s’en apercevait encore. Les années passèrent et les enfants grandirent. Un à un ils revinrent du pensionnat avec des diplômes, mais aucun ne reprit la ferme de ses parents. Ils s’en allèrent à la ville et on ne les revit plus jamais. Les habitants vieillirent et un à un à leur tour ils s’en allèrent ailleurs, généralement derrière le mur du grand cimetière. A la fin, il n’y eu plus dans le village que trois vieillards, lesquels s’évitaient d’ailleurs soigneusement à cause d’anciennes disputes qui remontaient à l’époque du café des sports. Un jour, il n’y eut plus qu’un seul habitant, un nonagénaire voûté qui regardait le passé avec nostalgie et l’avenir avec terreur. Alors, un beau matin d’été, n’y tenant plus, il rassembla ses dernières forces et gagna comme il put la place du village. Et là, dans un effort surhumain, il grimpa tant bien que mal sur le petit muret circulaire et se jeta dans le puits. 

 

Littérature

00:55 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

Commentaires

Jolie nouvelle, Feuilly, avec la source de vie qui devient tombeau. J'aime bien ça, ce vieillard parti à la recherche des croupes disparues qui ondulent maintenant avec lui au fond du puits.

Écrit par : cleanthe | 13/06/2015

Belle allégorie oui.

La place du village comme tiers-lieu a hélas bien disparu, quoiqu'on ait encore des joueurs de pétanque :)

Quant aux fourneaux, il me souvient d'une nouvelle de Régis Jauffret constituée du monologue d'une femme devant son four durant la cuisson d'un rôti. Elle réfléchissait sur sa vie. Il faut que je retrouve ce texte.

Écrit par : Michèle | 13/06/2015

C'est une belle nouvelle! Un puits, source de vies qui devient au fil du temps et du "progrès" un cimetière aux souvenirs!

Écrit par : Alezandro | 13/06/2015

@ tous : les puits sont fascinants, en effet. ils contiennent l'eau qui donne la vie et en même temps ils plongent au coeur des profondeurs de la terre.

Pour ceux qui ne l'auraient pas lu, voici un autre texte sur le puits :

http://feuilly.hautetfort.com/archive/2014/03/10/le-puits-mysterieux-5319362.html

Écrit par : Feuilly | 13/06/2015

Le progrès parfois n'aide pas et nous ne progressons pas toujours dans le bons sens, celui du bonheur et des joies simples du quotidien !

Écrit par : Pâques | 20/06/2015

@ Marcelle Pâques : le progrès, en effet, est souvent une illusion. Voir le livre de Jacques Ellul, "Le Bluff technologique" : http://www.electropublication.net/systeme-technique.html

Écrit par : Feuilly | 20/06/2015

Tout progrès est vieux.

Écrit par : cleanthe | 21/06/2015

Tout progrès n'est qu'une illusion de plus.

Écrit par : Feuilly | 21/06/2015

Les commentaires sont fermés.