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12/06/2014

Sortie du lycée

Assis dans la voiture, j’étais venu chercher mon fils qui avait un examen au lycée. N’ayant rien d’autre à faire et n’ayant pas emporté de livre avec moi puisque le temps d’attente aurait dû être très court, je regardais distraitement toute cette jeunesse qui sortait de l’école : jeunes filles en fleur, le sourire aux lèvres et un sac en bandoulière, garçons potaches et décontractés papotant par groupes ou au contraire premiers de classe solitaires et sérieux, ayant déjà sur leur visage les traces des préoccupations que leurs responsabilités futures ne manqueraient pas d’amplifier encore.

Il faisait beau, je me sentais en paix avec moi-même et les souvenirs de mes propres années de lycée commençaient à remonter à la surface, abolissant du même coup des décennies entières, comme si le temps était resté immobile et ne s’était jamais écoulé.

C’est à ce moment-là que je l’ai vue, surgie de nulle part, fantôme énigmatique qui tranchait au milieu de la jeunesse ambiante. Une petite vieille, maigre et voutée, toute de noir vêtue et qui trottait à pas menus vers le cimetière tout proche. Sa frêle silhouette se détacha un instant contre le vert éblouissant d’un conifère, ombre incertaine qui déjà n’appartenait plus à la vie. Pendant quelques secondes, il m’a semblé qu’elle se dirigeait vers sa propre tombe, comme si elle était à elle seule son unique cortège funèbre.

Puis je me suis dit que selon toute vraisemblance elle allait rendre visite à son mari décédé avant elle. Elle avait les mains vides et cette absence de fleurs me faisait pressentir que ses visites au cimetière devaient être quotidiennes. Elle remplaçait ainsi tristement l’ancienne vie commune, se donnant l’illusion de former encore un couple. A quoi avait ressemblé son existence auprès de cet homme ? Je n’en avais aucune idée, mais je pressentais que malheur ou bonheur, cela ne changeait strictement rien pour la vieille dame. Maintenant qu’elle était seule, elle se devait de venir ici se recueillir un instant, même si ce mari avait été le pire des tyrans. Que lui restait-il à vivre ? Quelques mois ? Un an ? Deux tout au plus, si on en jugeait par la maigreur de sa noire silhouette qui semblait déjà appartenir à l’autre monde. Alors, n’ayant plus rien d’autre à faire, elle venait en ce lieu se préparer au grand saut qui ne devrait plus beaucoup tarder. En saluant les défunts, elle s’habituait, en quelque sorte, à son destin futur. Un instant, je l’imaginai en train de tenir quelques discrets conciliabules avec les habitants du cimetière. Cela aurait fait un beau thème pour une nouvelle, digne du roman de la momie de Théophile Gauthier.

Quand elle eut disparu derrière la grille ouvragée, je suis resté rêveur, entouré de cette jeunesse insouciante qui continuait de sortir du lycée, confiante en son avenir.

 

Littérature

 

 

Commentaires

J'aime bien cette idée d'être son propre cortège funèbre :)

La jeunesse ne voit pas la vieillesse, la côtoie si peu.

Écrit par : Michèle | 12/06/2014

Un texte n'est jamais aussi bien né que lorsqu'il prend racine dans une scène ordinaire de la vie ordinaire.
L'imaginaire fait le reste.

Écrit par : Bertrand | 13/06/2014

@ Michèle : c'est ce qui m'a frappé, cette différence entre la jeunesse joyeuse et insouciante (ou qu'on croit telle en tout cas) et cette vieille dame solitaire qui arrivait au bout de son parcours.

@ Bertrand : on n'écrit jamais que sur ce que l'on a vécu, c'est un fait. Sans cette base, tout est artificiel.

Écrit par : Feuilly | 13/06/2014

Un texte émouvant, une réflexion simple saisissante de profondeur et de beauté.
J'ai bien fait de passer par ici!

Écrit par : Halagu | 13/06/2014

@ Halagu : oui, on a comme cela parfois des perceptions incroyables devant un simple événement de la vie quotidienne. C'est parce que la vieille dame sortait du lot des étudiants pour se diriger seule vers le cimetière que cela m'a frappé.

Écrit par : Feuilly | 13/06/2014

J'aime beaucoup ce genre d'histoire, vraiment... On pourrait broder à l'infini... Ce pourrait être aussi une petite vieille, un peu comme les vieilles dames de Faizant, qui viendrait dire à son mari quand même, qu'elle est rudement contente d'être encore en vie et pas lui (encore plus cruel). Mais je crois que dans ce cas-là, le plus simple serait encore de rester chez soi, ou de se balader n'importe où, sauf au cimetière, et surtout, de s'habiller en couleurs.

Mais je comprends très bien ce contraste, il m'a frappée aussi, il y a des années, après la visite à un de mes anciens professeurs, en maison de repos pour cause d'Alzheimer. Quand je suis sortie de là et que j'ai pris le bus, bourré d'étudiants, j'ai ressenti aussi quelque chose de très bizarre...

En plus, c'est rudement bien raconté !

Écrit par : Pivoine | 15/06/2014

@ Pivoine : quand je découvre qu'un de mes anciens profs est décédé, j'ai toujours une impression étrange. Comme si les valeurs qu'ils avaient enseignées à l'époque et sur lesquelles ils insistaient beaucoup n'avaient plus de sens aujourd'hui qu'ils ne sont plus là.Il n'y a plus que nous, les anciens élèves, pour nous en souvenir et les perpétuer tant bien que mal, dans un monde devenu différent.

Écrit par : Feuilly | 16/06/2014

Oui, là, en plus (ce monsieur est mort en 2000), je l'ai vu détruit dans ce qu'il avait de si caractéristique, le mental... Son épouse était très malade, ils étaient fort seuls, mais heureusement assez aisés (pas riches, non, mais aisés), et j'allais une à deux fois par semaine le chercher dans sa résidence, puis l'accompagner faire un ou deux tours de lac (un jour, il a même voulu en faire trois et je suis rentrée sur les rotules...) - Je ne sais pas s'il se souvenait qui j'étais, et il mélangeait un peu son épouse et sa mère -décédée quand il était fort jeune... Je le trouvais parfois somnolent, avec un de ses livres préférés en mains (Julien Gracq, En lisant en écrivant), cela m'a donné le bourdon pendant longtemps... Un autre de ses anciens élèves, devenu sociologue au Canada a écrit un bouquin (et auto-édité), une véritable étude, mais avec de l'amitié - sur sa poésie (il était poète aussi et assez reconnu dans le microcosme des Lettres Belges (avec un grand L et un grand B aargh !) - Aujourd'hui, tout le monde l'a oublié et il ne figure même plus dans la liste des écrivains belges décédés de la maison des Ecrivains, chaussée de Wavre, un tout petit monde, vraiment !!!

Je crois que je ne sais même plus ce que c'est que la poésie...

(Et désolée pour ce soliloque o:(((

Écrit par : Pivoine | 17/06/2014

@ Pivoine : "Je crois que je ne sais même plus ce que c'est que la poésie" Mais non, ça ne s'oublie pas. On naît poète :))

Écrit par : Feuilly | 17/06/2014

Les commentaires sont fermés.