25/03/2010
Obscurité (15)
Il arracha ses chaussures et s’avança à son tour dans l’eau. Elle était peu profonde à cet endroit, heureusement, et le lit de gravier semblait s’incliner en pente douce et non pas de manière abrupte. Mais sait-on jamais ! « Pauline, reviens » hurla-t-il. Elle se retourna enfin et sembla passablement étonnée de le voir derrière elle avec de l’eau jusqu’aux genoux. Mais au lieu de rejoindre son frère, la voilà qui pouffe de rire et qui reprend la direction du large en accélérant le pas. Mais ce n’est pas possible, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est devenue folle ou quoi ? Non, manifestement elle croit à un jeu de sa part car plus il l’appelle, plus elle se sauve en riant. « Pauline, arrête, je t’en supplie, c’est dangereux, tu pourrais tomber. » Mais il n’y a rien à faire, elle continue, provocante au possible, se retournant juste de temps à autre pour voir s’il la suit. Elle a de l’eau jusqu’en haut des cuisses, au point que le bas de sa jupe, qu’elle relève pourtant, est déjà mouillé. Mais elle continue à rire et à progresser en zigzags, afin qu’il ne la rattrape pas. Evidemment, marcher pieds nus sur des galets et du gravier, ce n’est pas très facile. A un moment donné, elle heurte un rocher, fait un pas de côté et là, soudain, le sol se dérobe sous elle. Encore un peu et elle tombait pour de bon. L’enfant, qui arrivait, s’élance pour la retenir, mais voilà que c’est lui qui glisse à son tour. Manifestement à cet endroit, la berge tombe à pic dans le lac. Il s’en est fallu de peu qu’ils ne se retrouvent tous les deux dans l’eau.
Mais Pauline, elle, rit de plus belle. Cette course-poursuite, manifestement, l’enchante. Elle est déjà repartie, mais vers la berge cette fois. Comme il n’y a plus de danger, le garçon se prend au jeu et tente de la rejoindre en riant à son tour. Mais au moment précis où il va enfin l’attraper, Pauline fait un mouvement brusque pour l’éviter et ce qui devait arriver arriva : elle glisse et s’étale de tout son long dans l’eau. Catastrophe ! Ils gravissent aussitôt la berge et se laissent tomber dans l’herbe, lui encore à moitié sec et elle complètement mouillée. Que faire ? Et que va dire leur mère, surtout ? La petite n’hésite pas une seconde. Personne à droite, personne à gauche ? Hop, elle enlève jupe, tee-shirt et sous-vêtements et les confie à son frère, qui les tord autant qu’il peut puis les étend au soleil. De son côté, il remarque que le bas de son short est trempé, mais cela n’est pas trop grave.
Les voilà donc assis côté à côte, elle toute nue et lui habillé. Ils regardent le lac sans rien dire et forment un couple pour le moins insolite et original. Mais ils ne sont quand même pas trop à l’aise. Et si quelqu’un arrivait ? Il n’y a qu’une solution. En grand seigneur, l’enfant ôte son tee-shirt et le donne à sa sœur. Comme elle est bien plus petite que lui, le vêtement lui arrive presque aux genoux. Ma foi, on dirait une robe et même si celle-ci est un peu large, elle fera parfaitement l’affaire. Ils se rassoient et l’enfant passe son bras autour du cou de Pauline, un peu pour la réchauffer, mais surtout pour la rassurer. Elle se sent bien avec son grand frère, elle est en confiance.
« Tu crois aux fantômes ? » lui demande-t-elle subitement. « Les fantômes ? Non, cela n’existe pas voyons » dit-il en riant. Elle hausse les épaules : « Ben , je sais bien que cela n’existe pas, va, ne te moque pas de moi. Mais j’ y crois quand même ! » « Comment cela ? » «Ben je veux dire, dans la vraie vie, non bien sûr. Mais dans une autre vie, celle des songes, alors oui, ils existent. » « Ah bon ? C’est un peu compliqué ce que tu dis là. C’est quoi la vie des songes ? » «C’est pas compliqué à comprendre, pourtant. Regarde les Mille et une nuits, par exemple. C’est un conte. Cela n’existe pas vraiment. Et pourtant, quand je lis cette histoire, elle existe pour moi, dans ma tête. Quand le héros risque de se faire tuer,,j’ai peur pour lui. Quand le méchant gagne, je suis triste. Quand la belle princesse trouve l’amour, je suis contente, comme si c’était à moi que cela arrivait. Donc, cela n’existe pas dans le monde, mais cela existe pour moi, qui lis le livre. Tu comprends ? Et bien les fantômes, c’est pareil On n’en voit jamais, mais quelque part ils existent puisque je peux en avoir peur. » L’enfant se mit à réfléchir. Il se souvenait de la nuit où il avait quitté la voiture et où il s’était retrouvé dans le noir absolu, au milieu des chouettes qui hululaient. C’est vrai qu’il n’en menait pas large quand même. Pourtant, au matin, à la lumière du jour, tout cela semblait ridicule. De quoi alors avait-il eu peur, finalement ? De choses qui n’existaient pas. C’est sans doute cela que sa sœur voulait dire…
« Et pourquoi tu parles de fantômes maintenant, toi ? » « Parce que je regarde le lac. Je pense aux personnes qui habitaient dans ces villages. Elles doivent être mortes, maintenant, non ? Il y a si longtemps… Alors je suis sûre que la nuit, quand il fait bien noir ou au contraire quand la lune brille bien fort, elles reviennent voir leur ancienne maison, au fond de l’eau. » « Tu crois ? » « Oui, j’en suis sûre, je te dis. Elles nagent comme des poissons puis se retrouvent tout au fond du lac. Et là, elles marchent dans les rues. Ce n’est pas facile, hein, de marcher dans l’eau ! Tu as vu tout à l‘heure, comme on tombe vite… » « ça, pour avoir vu, j’ai vu oui… » « Et bien, pour ces personnes qui sont mortes, c’est pareil. Elles marchent comme elles peuvent, en essayant de ne pas tomber. » « Ben, cela ne serait pas trop grave, elles sont quand même déjà mouillées, puisqu’elles sont au fond de l’eau. » « Gros bêta, tu n’as rien compris ! Les fantômes cela ne se mouille jamais puisque ce sont des esprits » «Comment cela, gros bêta ? Je vais t’en donner, moi » Et il se met à la chatouiller, mais Pauline le repousse, agacée. « Arrête, c’est sérieux ce que je dis. Ils se promènent dans le fond puis ils cherchent leur maison. Quand ils l’ont trouvée, ils essaient de rentrer dedans, mais ils n’ont pas la clef, puisque ce sont des fantômes. Alors ils doivent casser un carreau ou forcer la porte pour pouvoir aller chez eux. Les poissons les regardent mais ne disent rien car cela ne dit jamais rien un poisson. Une fois qu’ils sont dedans, ils vont s’asseoir dans un fauteuil et ils restent, là, à contempler leurs meubles qui sont tout abîmés par l’eau. Alors ils sont fort tristes et ils pleurent. Je suis certaine que si on venait ici la nuit, on les entendrait pleurer. » « C’est bien possible, finalement » « C’est certain, tu veux dire. Alors, le papa fantôme, il est si triste de voir sa maison abîmée, qu’à la fin il se révolte. Tellement qu’il n’en peut plus de voir tout ce désastre. Il se fâche tout rouge et puis il se met à frapper sur tout ce qui bouge, pour se venger, parce qu’il ne sait rien faire d’autre. Il commence par renverser les meubles, par casser la vaisselle, puis à la fin, s’il croise ses enfants, il les frappe aussi. Fort, très fort, de plus en plus fort. »
L’enfant ne dit rien, mais il écoute, la gorge serrée. La petite, elle, se met à pleurer lentement. « Pourquoi il te frappait papa ?Tu n’es pas méchant, pourtant. Et lui non plus, il n’est pas méchant. Alors pourquoi ? » «Je ne sais pas. Peut-être que comme pour ton fantôme les choses n’allaient pas pour lui comme il aurait voulu. » « Sans doute, mais quelles choses ? » « Je ne sais pas. Des choses de grandes personnes sans doute. Nous, on n’y comprend rien. » « Qu’est-ce qu’on aurait dû faire ? » « Rien, sans doute, c’était comme cela, c’est tout. » « Et pourquoi il m’a frappée moi ?» « Je ne sais pas non plus. Je ne sais vraiment pas. » « Tu crois qu’on le reverra ? » « Je ne pense pas, non. Mais je ne sais pas, en fait. » « C’est que je l’aimais bien, moi, mon papa » « je sais. »
Et ils restent là. La main de l’enfant est toujours posée sur l’épaule de sa sœur. Elle vient appuyer sa tête contre son épaule et ne dit plus rien. D’une main, elle essuie une dernière larme. Le soleil de juillet donne sur son visage, il fait chaud, elle ferme les yeux. Elle est fatiguée, maintenant, toutes ces émotions l’ont épuisée. Bientôt, elle tombe endormie.
08:30 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature
Commentaires
Qui, police? Tiens! Vous avez changé de caractère!
J'aime beaucoup cette suite, ces arrêts, ces retours. Tout se tient vraiment bien. Un grand charme.
Écrit par : Natacha | 25/03/2010
Non, mais le texte est parti d'un autre ordinateur (sous Vista) et du coup la police, qui est pourtant restée la même dans le texte en Word, semble en effet différente. Attention qu'une grande partie est en italique à cause des dialogues.
Écrit par : Feuilly | 25/03/2010
Elle m'a fait peur, Natacha...
J'ai cru qu'elle avait vu arriver la police !
J'ai sauté un passage, que je me suis dit...
Écrit par : Bertrand | 25/03/2010
v.s.o.p.!
Écrit par : giulio | 25/03/2010
La main de l'homme semblable à celle d'un ogre , les ogres c'est comme les fantômes normalement ça n'existe pas, et pourtant ... Des fantômes du passé vous pensez? je pense à ceux -là . Des idées , un état d'esprit étendu sur mille et une nuits, et le corps au-dessus du précipice .
Écrit par : Qui pique | 26/03/2010
Oui c'est exactement cela : la traversée des fantômes (qui normalement n'existent pas).
Fente par où je(u) m'éclipse et home/ maison, cœur de la forêt, bouche du fleuve.
Écrit par : Michèle | 26/03/2010
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