19/01/2010
Obscurité
Dans l’écurie, l’enfant attend. Il attend, roulé en boule dans un coin, le regard hébété, mais l’oreille attentive cependant. C’est qu’il est important de ne pas être découvert et le moindre bruit annonçant des pas qui s’approcheraient le ferait se recroqueviller encore plus, si c’était possible. Il est assis là, dans ce coin obscur, à même le sol de terre battue. Il sent le froid le gagner petit à petit et pourtant il ne bouge pas. Au contraire, il reste là, immobile, comme prostré dans sa douleur.
Il faut attendre, attendre que cela se passe. Cela se passe toujours, il suffit d’avoir de la patience, c’est son expérience qui le lui dit. Cette fois-ci, pourtant, ce n’est pas comme d’habitude, c’est beaucoup plus grave et il le sait. C’est d’ailleurs pour cela qu’il s’est réfugié ici, dans la vielle écurie désaffectée. Comme il n’a rien à faire, il regarde autour de lui, dans la pénombre. C’est une manière comme une autre de tromper son angoisse, d’oublier. Les mangeoires taillées dans la pierre brute sont toujours là, ainsi que les râteliers. Fixés au mur par des crochets gigantesques, couverts de rouille, ils laissent pendre des chaînes qui semblent sorties d’une salle de torture du Moyen-Age. Plus loin, à même le sol, s’entassent des outils étranges. Une herse, des râteaux, un fléau, quelques faux. Il regarde toutes ces tiges métalliques qui dépassent, ces barres de fer pointues, ces lames qui furent acérées un jour mais qui doivent encore couper suffisamment si jamais on venait s’empaler dessus… Son instinct de survie lui fait tendre l’oreille… Non, personne ne vient. Ouf ! C’est qu’une fuite dans la pénombre pourrait très mal se terminer avec tous ces outils qui traînent… Heureusement qu’il a barricadé la porte comme il a pu avec de vieux cageots !
A droite de cette porte se trouve une espèce de meurtrière, bien trop petite pour qu’une personne puisse y passer. Seule une lumière tamisée s’infiltre comme elle peut par l’ouverture étroite, après avoir traversé le vieux mur de schiste d’un mètre d’épaisseur. C’est le seul éclairage de l’écurie, autant donc dire qu’on ne voit quasi-rien à l’intérieur. C’est une chance aussi : quiconque entrerait ici venant de l’extérieur ne distinguerait absolument rien dans un premier temps. L’enfant calcule le nombre de secondes dont il disposerait alors pour se terrer encore plus, disparaître dans le sol, se volatiliser, devenir poussière. Puis il se dit que ses calculs sont faux, car une fois la porte grande ouverte il est évident que la lumière entrerait à flots. Le tout est de savoir si elle arriverait jusqu’à sa cachette, dans ce coin reculé… Bien malin qui pourrait le dire. La vie est ainsi faite, remplie d’incertitudes.
Au-dessus de lui, il reste du foin qui pend entre les poutres du grenier. C’est que la maison est construite à flanc de colline, directement sur le rocher. Alors autrefois (et il s’est quand même trouvé quelqu’un pour le lui expliquer un jour), les chariots s’arrêtaient du côté de la route, à ras du toit et de plain-pied avec le grenier. C’était facile pour décharger et ensuite le foin tombait tout seul en contrebas, dans l’écurie. Il suffisait de le tirer à soi avec une fourche. L’enfant regarde cette herbe sèche qui n’en finit plus de s’échapper entre les planches disjointes depuis une bonne soixantaine d’années. Il se dit que son père, quand il avait son âge, a dû voir les mêmes choses que lui. Reste à savoir s’il venait aussi se réfugier dans la pénombre de l’écurie, ça c’est un mystère qu’il ne pourra jamais percer. Il regarde donc le foin bien sec et il se dit qu’il suffirait d’une petite allumette pour que tout soit fini : l’obscurité, la peur, les coups et même la vie. Ce serait si simple : rien qu’une petite allumette…
Mais ses poches sont vides et de toute façon ce n’est pas trop dans son tempérament de se révolter ainsi. Lui, il a plutôt appris à biaiser, à se sauver, à esquiver. Alors il est là, dans le noir, au fond de cette écurie désaffectée. Du sol humide s’échappe une odeur pénétrante qu’il identifie mal, mais qui doit provenir de toutes les bêtes qui ont vécu là, pendant un siècle ou deux. Les deux chevaux de labour à l’entrée, avec leur croupe et leurs pattes énormes, puis quelques vaches maigres, une chèvre aussi, sans doute et dans le coin là-bas, un cochon qu’on essaie d’engraisser avec le peu de nourriture qui sort de la cuisine. Car on a toujours été pauvre dans la famille, l’enfant le sait, comme il sait qu’il ne pourra jamais en être autrement. Pour passer le temps, il essaie de se mettre à la place du bétail qui a occupé ce lieu autrefois. Ca pense à quoi, une vache, quand ce n’est pas dans une prairie et que cela doit rester là, tout un hiver, attachée et immobile, à regarder un mur passé à la chaux ? C’est difficile à imaginer et d’ailleurs est-ce que cela pense, seulement, une vache ? L’enfant se dit qu’il aurait mieux valu que cela ne pensât point (enfin, il le dit dans son langage à lui, sans employer le subjonctif imparfait qu’on ne lui a pas appris à l’école), c’est toujours moins pénible quand on ne se rend compte de rien. Lui, par contre, ses méninges fonctionnent bien et cela cogite ferme dans sa petite tête. De tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a entendu et surtout de tout ce qu’il a déjà enduré, il a retenu qu’il vaut mieux se terrer ici et attendre. En espérant cependant qu’on ne le découvre pas trop tôt, car alors ce serait pis encore. De la vie, il a retenu deux choses essentielles : la première, c’est qu’il vaut mieux disparaître quand les adultes sont énervés, la deuxième, c’est qu’il ne faut surtout pas se faire prendre quand on essaie de se cacher.
Il regarde autour de lui et s’aperçoit que les vieux murs sont recouverts de toiles d’araignées. Les pierres de schiste ont été assemblées avec de l’argile car on ne connaissait pas le mortier autrefois. Avec les années, les joints creux se sont vidés petit à petit et, dans toutes ces anfractuosités, des générations entières d’araignées ont tissé leur toile. Cela fait comme de grandes draperies poussiéreuses qui pendent le long des parois. L’enfant a même l’impression que tout cela ne constitue qu’une énorme toile, tissée par une araignée monstrueuse. Craintif, il regarde aussitôt dans le coin derrière lui. On ne sait jamais… Ouf, il n’y a rien. Mais il conserve tout de même l’impression d’être lui-même englué dans une toile immense, gigantesque. Pourra-t-il jamais s’en dépêtrer ?
C’est à ce moment qu’il entend un bruit de pas et que la porte s’ouvre brutalement, dans un grand fracas de cageots brisés. Ebloui par la lumière, il ne voit rien, mais il sait que c’est fini, qu’il n’y a plus rien à espérer. Sa dernière heure est venue.
00:33 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : littérature, enfant, écurie
Commentaires
Chute extra, suspense, la suite!
Je trouve intéressant et marrant que vous releviez qu'un enfant ne pense pas à l'imparfait du subjonctif. C'est un problème général, si on s'y attarde: qui parle? C'est évidemment l'auteur. Finalement, peu importe, l'essentiel est que vous nous entraîniez dans ce lieu-là, en ce temps-là. Vous le faites bien.
Parfois, je trouve votre style trop lisse, mais dans la durée, cela peut devenir une qualité, cette sorte de réserve et ces descriptions soignées.
Écrit par : Natacha | 19/01/2010
Hélas, Natacha, il n’y a pas de suite. C’est juste un petit texte qui m’est venu comme cela. Que dire, après une telle chute ? Comment oser le dire ?
Qui parle? Justement, je me suis amusé à jeter le trouble. En principe on découvre la scène par les yeux de l’enfant, mais ce n’est lui qui parle. La preuve, on le désigne à la troisième personne (« il attend »).
Pourtant quand on lit une phrase comme « il faut attendre, c’est son expérience qui le lui dit », on se rend compte que s’il y a un narrateur qui raconte, celui-ci sait ce qui se passe dans la tête de l’enfant. C’est ce que Genette (ou un autre, je ne sais plus), appelait le narrateur extradiégétique omniscient. Celui-ci étant un adulte cultivé, il emploie naturellement le subjonctif, mais alors l’écart se creuse subitement entre son statut de conteur et le personnage dont il raconte l’histoire. D’où cette idée de faire un clin d’œil au lecteur, en démontant la machine en quelque sorte et en lui mettant sous les yeux la manière dont le récit est construit.
« Parfois, je trouve votre style trop lisse ». Voilà qui m’interpelle car on me l’a déjà dit et une personne qui sait écrire encore bien. Style trop policé ou trop poli, qui crée comme un voile entre lecteur et l’objet décrit. C’est embêtant cela. Comment y remédier ?
Les descriptions ne sont soignées ici que parce que le cadre extérieur renvoie à l’angoisse de l’enfant (fers coupants, chaînes, écurie à l’abandon, obscurité, toiles d’araignées).
Écrit par : Feuilly | 20/01/2010
Angoissant !
Ton écriture me fait vivre la scène, les émotions sont bien réelles...
Écrit par : Débla | 20/01/2010
Ne dites pas qu'il n'y a pas de suite! Vous allez nous la dire, ou votre plume, ou vos 2, 3 ou 10 doigts sur l'ordinateur. Voyez ce que vos mains décident!
Vous avez peut-être du temps devant vous. Je crois que quand il y a urgence, on le ressent.
Donc les lecteurs patientent.
(A part ça, je connais trop bien la peur d'écrire. Mais là, vite, d'une façon générale, on est pressé. Foncez dans un autre texte, si celui-ci doit rester en attente).
Écrit par : Natacha | 20/01/2010
Ben ça alors, c’est la dictature du lectorat ici ! D’où le danger d’écrire en direct...
Je n’ai pas le choix, si je comprends bien, il va me falloir trouver une suite à cette histoire. Moi qui avais laissé les causes de la peur dans l’ombre afin que chacun puisse imaginer ce qu’il voulait, il va falloir trancher et donner une explication claire et précise. Bon, je ne vais pas vous refuser cela, pour fêter votre retour parmi nous. Mais il me faut un peu de temps quand même. Malheureusement, n’étant pas rentier, je gaspille une partie de ma journée à travailler, comme pas mal d’entre nous d’ailleurs… Puis le soir c’est la vie de famille. Il reste donc les nuits.
Bon, d’accord, je cherche des excuses… Je me tais et me mets à l’ouvrage dès que possible (sourire).
Écrit par : Feuilly | 20/01/2010
Oui, la dictature du lectorat! Enfin être chef! Ah!
Écrit par : Natacha | 20/01/2010
Espérons qu'elle sera en meilleures mains que l'autre...
Écrit par : Bertrand | 21/01/2010
Avec Natacha à mon avis pas de souci.
Écrit par : Michèle | 21/01/2010
L'enfant cache ses yeux derrière ses mains, se pense ainsi invisible. Pour toute la vie se dire m'aime pas peur . Il voudrait être, peut-être, enfant tout gris recouvert de poussière , e^tre effacé dans un décor, individu qu'on oublie.
Dès mon retour je viendrais donc chez vous lire la suite .
@ bientôt
Écrit par : ellesurlalune | 21/01/2010
"... mais il sait que c’est fini, qu’il n’y a plus rien à espérer. Sa dernière heure est venue." Ah, la suite! Ben, il s'est trompé. Tout le monde peut se tromper. On attend tous le deus (ou fatum ou casus) ex machina qui sauvera l'enfant...
Suite plébiscitée donc, affaire conclue, mais tout de même, quand on raconte aussi brillamment que Stevenson, Sue, Zevaco, Benoit, Scott, Poe, Twain, Troyat, et Ken Follett réunis, mais généralement en plus dense, on prépare au moins le prochain best seller. Bien sûr, tu peux le "feuillitoniser" avant (en principe "feuilletoniser", mais tu vaux bien un néologisme de néologisme), mais, surtout, garde ton beau style, dont les éphémères succès des massacreurs littéraires contemporains ne justifient aucunement l'abandon.
Écrit par : giulio | 22/01/2010
Non Giulio, la suite n'est pas plébiscitée par tout le monde (sourire). J'entends très bien que c'est fini, que l'enfant n'a plus rien à espérer, qu'il va recevoir une bonne "rouste", non mais !
Écrit par : Michèle | 22/01/2010
@ Giulio:
Tu ne cites même pas Jules Verne ? Je suis déçu. Et pour la poésie, mentionne au moins un certain Baudelaire, c’est la moindre des choses, non ? Certes, ce sont là des écrivains mineurs qui ne me valent pas, j’en ai conscience, mais on peut quand même les citer, tant qu’à faire des énumérations...
Écrit par : Feuilly | 22/01/2010
Jules Verne, bien sûr, Dumas, of course, Baudelaire, mon préféré, non, pas ici, je ne parlais que de prose, à moins que... comme traducteur de Poe... Et puis il y avait Daniel Rops, Gide, Voltaire, Kessel, tous les autres: des centaines et des centaines, sont la plupart des russes, maints allemands, américains, espagnols, suisses, africains, arrêtons-là; je n'avais cité que ceux que ton style merveilleusement conteur me rappelait. Rien à voir avec de la flagornerie! Qu'ai-je a y gagner? Cela m'enchante tout simplement de lire un contemporain qui me rappelle la voracité avec laquelle dévorais entre 12 et 20 ans les auteurs que je t'ai cités plus haut... plus quelques autres bien sûr. À l'époque il y avait aussi Salgari, Saint Ex, Karl May, Heri Vernes (la totale), Cendrars, les Grimm, Bechstein, Andersen, Hauff, etc. Mais, comme déjà dit, ce n'est pas avec eux que je te comparais.
Mais, après tout, peut-être bien que les copains ont raison de vouloir voir te moderniser. J'ai 67 ans, suis un peu vieux jeu et ne suis pas éditeur, donc, pour ton prochain roman... à toi de décider!
Écrit par : giulio | 22/01/2010
Je me demandais si on se moquait gentiment ou si on parlait sérieusement. Maintenant je comprends mieux avec cette phrase, qui elle me fait bien plaisir:
"Cela m'enchante tout simplement de lire un contemporain qui me rappelle la voracité avec laquelle (je) dévorais entre 12 et 20 ans "
Car c'est vrai que l'adolescence est un âge privilégié pour la lecture. Certes, on se concentre trop sur la seule intrigue, mais quelle boulimie et quelle passion! Je suis heureux que ce petit texte te replonge dans ta jeunesse, Giulio. Car l'écriture comme la lecture c'est avant tout cela: des émotions.
Écrit par : Feuilly | 23/01/2010
" Sa dernière heure est venue."
Bigre, voilà qui tombe comme une guillotine après un récit déjà bien angoissant !
Écrit par : Cigale | 23/01/2010
A la suite de Giulio, je dirais que ce sont les mânes de Jules Vallès qui planent ici.
Écrit par : Le Photon | 23/01/2010
C'est vrai que Jules Vallès décrit un univers assez sombre et angoissant (pour reprendre le terme de Cigale. Cigale qui, comme son nom l'indique, préfère chanter tout l'été et qui reste souvent perplexe devant mes sombres textes d'hiver).
Écrit par : Feuilly | 24/01/2010
Vous avez la chance de créer (presque) en direct! La dictature du lectorat n'est pas sinistre comme l'autre. Vous pouvez aussi faire une pirouette, rire et nous rouler dans la farine avec une suite abracadabrantesque ou deux phrases de distanciation!
Bonne semaine!
Écrit par : Natacha | 24/01/2010
Mais c'est pas mal les fins ouvertes justement...
Tout l'art est dans la chute.
Soit l'enfant est pris dans sa peur et la porte va tout simplement s'ouvrir sur un ouvrier agricole, soit il y a quelque chose de plus grave, on peut tout s'imaginer !!!
Je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé à Maud Frère aussi, "Vacances secrètes" - lu entre 10, 12 et 14 ans, à cet âge béni, justement pour la lecture.
Écrit par : Pivoine | 25/01/2010
Les commentaires sont fermés.