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10/10/2015

Retour final

Le ciel est gris, infiniment gris.

Par la fenêtre il regarde le jardin, où il ne se passe rien. Les dernières feuilles sont tombées et pourrissent dans les flaques des allées.

Derrière lui, la vieille horloge compte le temps, seconde après seconde, inexorablement. Toc-Toc-Toc… C’est ainsi depuis son enfance et jamais elle ne s’est arrêtée de compter.

Le château est vide, ils s’en sont tous allés. Les plus jeunes sont partis vers d’autres contrées et les plus vieux reposent désormais au cimetière, dans l’immense caveau de famille. Quant à l’unique femme, il y a bien longtemps qu’elle a abandonné la place, le laissant désemparé, lui l’époux légitime et le seul héritier de tout le domaine.

Maintenant il pleut et le jardin que plus personne n’entretient semble encore plus triste.

Il soupire.

Autrefois, pour rompre cet ennui qui le prenait toujours au début de l’automne, il avait voyagé. Oui, il avait parcouru le monde ! Il avait vu Bombay, la côte indienne et les forêts où se cache le tigre. Sur une pirogue, il avait descendu l’Amazone et en Afrique, il avait parcouru des déserts. Il avait erré dans les souks arabes, s’était perdu dans la forêt congolaise et avait chassé le lion dans les savanes herbeuses. Des femmes, il en avait connu des dizaines. Des asiatiques aux longs yeux en amandes et des persanes dont le corps était enduit d’huile au parfum envoutant. Il se souvient d’une fille du désert dont on ne voyait que les yeux et qui était si belle quand elle avait laissé tomber ses vêtements qu’il avait rêvé d’elle pendant des années. Oui, des femmes, il en avait aimé beaucoup et il avait été aimé d’elles. Une fois parti, elles lui écrivaient dans leur langue des lettres incroyablement longues auxquelles il ne comprenait jamais rien.

Certes, il avait voyagé et avait parcouru le monde. Mais il avait compris que l’homme est partout le même, la couleur de la peau ne faisant rien à l’affaire. Au Vietnam ou en Jamaïque, au Sahel ou dans l’Ethiopie profonde, ce sont les mêmes combines louches, les mêmes trahisons, les mêmes coups fourrés. Il s’agit toujours de tromper l’autre et de s’enrichir à ses dépens. Partout, le pauvre peuple est manipulé pour assouvir les désirs des plus grands. Partout, ce ne sont que crimes, guerres et sang répandu. Même de l’amour des femmes il avait fini par douter. Que cherchaient-elles, finalement, en donnant leur corps à cet étranger de passage ? Ne cherchaient-elles pas à oublier la médiocrité de leur vie quotidienne en se tournant vers un rêve d’autant plus beau qu’il était éphémère ? Lassé de tout, après avoir parcouru tout ce qu’on pouvait parcourir, il était retourné dans son château.

Et là, la vieille pendule l’attendait, qui n’avait pas arrêté de compter les secondes pendant son absence. Il se retrouvait donc seul et vieux, perdu dans l’immensité des pièces vides.

Il regarde par la fenêtre. Le ciel est toujours gris et triste. Dans les allées, les feuilles pourrissent lentement dans les flaques d’eau.

Toc-Toc-Toc. L’horloge n’en finit pas de compter, tandis qu’au cimetière il reste une place vide dans le grand caveau orné des armoiries de la famille.

 

Littérature

 

 

 

23:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature

Commentaires

Dans son dernier livre "Sable mouvant, Fragments de ma vie", sorti en septembre 2015 au Seuil, Henning Mankell qui vient de mourir à l'âge de 66 ans, d'un cancer qui s'est déclaré en janvier 2014, évoque un tableau qui se trouve dans l'église de Släp, en Suède :

"Il s'agit d'un portrait de famille. Un siècle avant la photographie, ceux qui en avaient les moyens se faisaient immortaliser sur une toile peinte. Celle-cie en l'occurrence représente le pasteur Gustaf Fredrick Hjorberg en compagnie de sa femme Anna Helena et de leurs quinze enfants. Elle a été exécutée au début des années 1770. Gestaf Hjorberg, alors âgé d'une cinquantaine d'années, mourrait quelques années plus tard, en 1776.
Ce qui rend ce tableau étrange et émouvant, et un peu effrayant aussi, est qu'il ne se contente pas de montrer les membres de la famille qui sont en vie au moment où l'artiste, Jonas Dürchs, les immortalise. Il inclut également les enfants morts. Ceux-ci ont beau avoir achevé leur bref séjour sur cette terre, on estime qu'ils doivent figurer eux aussi sur le portrait familial.
La composition est caractéristique de l'époque. Les garçons - vivants et morts - sont rassemblés autour du père, à sa droite, tandis que les filles entourent la mère du côté opposé.
Les vivants ont le regard tourné vers le spectateur. On distingue des sourires prudents, voire timides. Les enfants morts, eux, se détournent à demi ; ou alors ils ont le visage partiellement dissimulé derrière le dos des vivants. De l'un des garçons, on n'aperçoit que la racine des cheveux et un œil. Comme s'il s'efforçait de se maintenir à tout prix parmi les autres.
(...)
Ce tableau contient à la fois l'amour de la raison et les tragiques conditions d'existence qui sont les nôtres.
(...) "



Ton protagoniste, là, a sous les yeux une toile peinte qui le rend bien pessimiste.
Peut-être y manque-t-il quelque touche qui lui montrerait le merveilleux entêtement de la vie et l'inciterait à la prendre au sérieux... :)))

Écrit par : Michèle | 11/10/2015

@ Michèle : ce qu'il y a de tragique aussi, dans le tableau que tu évoques, c'est que même les enfants qui vivaient au moment où le peintre les a immortalisés, sont morts depuis longtemps. Tu me diras que c'est une lapalissade, mais enfant, j'étais impressionnés par ces photographies de communiantes qui possédaient ma grand-mère et qui représentaient des jeunes filles mortes depuis longtemps et que je n'avais jamais connues.

Écrit par : Feuilly | 11/10/2015

En même temps, comme le dit Mankell, ce ne sont jamais que 250 ans, c'est-à-dire huit générations qui nous séparent de ces gens-là (ceux de la toile peinte de l'église de Släp)

Le temps de la prise photographique ne réunit en principe que des vivants. S'il y avait des morts ils ne seraient pas debout (sauf stratégie des chevaliers de la Table ronde :)
Ce qui est terrible c'est de réunir sur un portrait de famille des vivants et des morts.

Mais tu as raison, il arrive un moment où sur les photos il n'y a plus que des morts.

Écrit par : Michèle | 11/10/2015

" Ils sont comparables à ces petites flaques d'eau qui sont déposées sur le chemin après l'averse, et que la terre n'a pas bues. Chacune d'entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l'océan, n'auraient répété le ciel qu'une fois. "

Pascal Quignard
Une gêne technique à l'égard des fragments


mis en exergue sur le site de Jean Prod'hom

Écrit par : Michèle | 11/10/2015

J'adore Pascal Quignard. Malheureusement, quand je prends le train le matin pour aller au boulot, je ne vois jamais personne le lire. Déjà qu'il y en a peu qui lisent ...

Écrit par : Feuilly | 11/10/2015

Cette veine d'écriture de la vie en boucle, du retour aux lieux premiers à l'heure fatale, m'inspire toujours.
Parce que la vie, c'est aussi un cercle du néant au néant, du point zéro au point zéro, comme la course du soleil et de la nuit...

Écrit par : Bertrand | 14/10/2015

@ Bertrand : sauf que le soleil revient tous les matins tandis que les plus grands pharaons eux-mêmes dorment dans leur tombe.

Écrit par : Feuilly | 14/10/2015

Oui, mais... Quand le soleil revient, c'est un jour nouveau. Hier est mort, bien mort et tu ne le reverras jamais revenir.
Même si l'aujourd’hui a toutes les allures de l'hier, il n'est pas cet hier, pas plus qu'il n'est demain.
Un cycle.

Écrit par : Bertrand | 14/10/2015

Tu me fais penser à Mallarmé, lequel est pourtant aussi pessimiste que moi :

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui !

Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.

Écrit par : Feuilly | 14/10/2015

Quelqu'un m'a dit aujourd'hui au salon de Blégny que votre écriture était très belle... et je confirme, je suis sous le charme, vraiment...Et je reviendrai...

Très heureuse de vous avoir rencontré au salon en tout cas, ainsi que la souriante épouse...

Écrit par : Edmée De Xhavée | 18/10/2015

@ Edmée : merci pour le compliment. Quant à la rencontre, le plaisir était partagé, assurément :))

Écrit par : Feuilly | 18/10/2015

Les commentaires sont fermés.