16/08/2015
Fuite en avant
La route est devant lui. Il roule. A chaque rond-point, deux ou trois possibilités s’offrent à lui. Il en choisit une au hasard. Il roule et le paysage défile : des champs, des bois, des villages. Encore un embranchement, encore un rond-point. Il roule toujours, sans réfléchir, sans savoir où il va.
Le décor change, les prés deviennent vallonnés, à l’horizon se dessinent des montagnes. Le voilà dans les premiers contreforts, mais il ne s’arrête pas, il roule. Les virages sont maintenant en épingle à cheveux mais il continue, sans savoir où il va, ni où il veut aller. Il fuit. Il fuit sa vie trop pesante et qui n’a plus de sens. Il roule. Le voilà au sommet d’un col. Au loin, sur les cimes, on aperçoit de la neige, que le grand soleil d’été n’est pas parvenu à faire fondre. Pourquoi s’arrêter là ? Cela n’a pas plus de sens ici qu’ailleurs. Alors il roule.
La route maintenant descend et la voiture est embarquée dans une suite vertigineuse de virages en épingle à cheveux. Dans le rétroviseur, il voit la montagne et les dernières neiges qui resplendissent au soleil couchant. Il continue. Le voilà dans la plaine. Il fait chaud. Les vitres sont ouvertes et on entend les cigales qui crient dans la chaleur de l’été. Ici est un autre pays, un pays qu’il ne connaît pas. Là-bas, sur sa droite, à l’horizon, le soleil disparaît lentement. Il fait toujours torride. Il roule.
Voici des vergers à l’infini, puis des oliviers et enfin des vignes. Des vignes à perte de vue qui s’enflamment dans le soleil couchant. Il roule encore. Le terrain est de plus en plus plat. A la lueur des phares, il distingue une sorte de maquis : des buissons, des broussailles, quelques chênes verts. Il roule. Sa vie est derrière lui, vide de sens et lui il est parti. Il est parti comme cela, sur un coup de tête. Il est parti chercher un ailleurs improbable, un ailleurs où il pourrait enfin respirer et se sentir bien. Se sentir bien ou tout simplement se sentir lui-même, ce serait déjà beaucoup. Alors il roule, laissant derrière lui vingt années monotones et espérant trouver quelque part un endroit où s’arrêter.
Mais voilà que la route se rétrécit. Elle n’est plus qu’un chemin cahoteux. La voiture crapahute entre des dunes et subitement elle débouche sur une plage. Tout au bout, dans le noir, on devine la mer, avec ses vagues moutonnantes. Il coupe le moteur et écoute. On entend le gémissement des flots, leur rumeur incomparable et à nulle autre pareille. Alors après avoir hésité quelques secondes il remet le moteur en marche et poursuit sa route, tout droit devant lui.
Photo David Merlin
00:56 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : littérature
Commentaires
Parfois, il salue un congénère et attend.
Écrit par : cleanthe | 16/08/2015
Écrit par : Feuilly | 16/08/2015
Écrit par : Michèle | 16/08/2015
Écrit par : Feuilly | 17/08/2015
Mais toutes badineries cessantes, j'aime beaucoup ton texte :)
Écrit par : Michèle | 17/08/2015
Point de chute ou point d'envol ? Fin ou recommencement ?
Voyage testamentaire ou initiatique ?
En tout cas, elle te fascine.
Écrit par : Bertrand | 17/08/2015
Ici, la mer impose une limite au héros. Celui-ci fuit sa vie dans une course en avant mais sa course se terminera dans la mort. pas d’échappatoire, donc. Ce n'est pas très optimiste, tout cela :))
Écrit par : Feuilly | 17/08/2015
Écrit par : Halagu | 17/08/2015
Tu aurais plutôt pensé à une récurrence de la forêt ? :)
Écrit par : Michèle | 17/08/2015
@ Halagu : Lisbonne, ça me fait penser au film "Dans la ville blanche" de votre compatriote Tanner.
Mon texte pourrait être la fin d'une histoire, en effet. Ou le commencement. Après tout "Obscurité" a bien commencé comme cela, par une petite nouvelle qui est devenue le premier chapitre d'un gros livre . :))
"comme la rivière qui se perd dans l'immensité de la mer salée" : en effet, bien vu.
Écrit par : Feuilly | 17/08/2015
Écrit par : Bertrand | 18/08/2015
Écrit par : Feuilly | 18/08/2015
Contrairement au Roi Œdipe qui ne sait jamais quelle direction prendre, notre protagoniste ici choisit. Au hasard, mais il choisit. Il est sans arrêt en mouvement.
Et je pense à ce livre de Cécile Portier "Contact" (publié par François Bon dans la collection "déplacement" au Seuil en avril 2008) où Cécile dans une postface (qui faisait partie du jeu) s'interroge sur "les manières d'atteindre qui puissent échapper au mouvement".
"Parce que ça fait longtemps déjà que l'écriture se débat avec cette question du mouvement qui n'en est pas un, avec la tentative de l'atteinte sans destination".
Écrit par : Michèle | 18/08/2015
Chez d'autres romanciers, c'est le contraire. Le héros est sans arrêt en mouvement (voir le Voyage de Céline) dans une sorte de quête existentielle désespérée.
Petit clin d'oeil: "Obscurité" est assurément un roman du voyage éternel.
Écrit par : Feuilly | 19/08/2015
Écrit par : Bertrand | 20/08/2015
Écrit par : Feuilly | 20/08/2015
Et pile quand il s'arrête devant la mer, il regarde devant lui. Et s'il regardait derrière lui? N'y a-t-il pas quelque chose, un tout petit quelque chose dans le paysage qui accrocherait son regard? La vie lui semble vide, oui. Elle l'est peut-être, elle l'est sûrement. Mais s'il fonce droit devant lui, il n'y a plus aucune chance, zéro, d'au moins regarder autour de lui, si pas en lui. Cela ne vaut-il pas la peine de s'abîmer dans la contemplation d'une plante, dans un jardin? D'un champ qui mûrit? De la campagne? Des villes à la frontière des campagnes? D'un rai de soleil sur la terre? Petits instants de bonheur - ou de jouissance sensorielle - au milieu du vide ou de l'incompréhension que l'on peut également ressentir
Face à tout.
Écrit par : Pivoine | 21/08/2015
Ta remarque sur l'analogie mer/mère qui ne vaut qu'en français m'a ébranlée. Heureux les polyglottes qui savent comment fonctionne la matérialité de langues autres que la leur.
Il paraît que Lacan est venu à la psychanalyse parce qu'il a appris le chinois (!)
Écrit par : Michèle | 21/08/2015
@ Michèle : Lacan avait appris le chinois ? M'étonne pas qu'il était compliqué à lire :))
Écrit par : Feuilly | 24/08/2015
Écrit par : cleanthe | 25/08/2015
Ce qui est ici à retenir, c'est la rapidité avec laquelle est obtenue une formalisation suggestive, à la fois d'une mémoration primordiale au sujet, et d'une structuration dont il est remarquable que se distingue dans l'entre-guillemets, le sujet supposé complété ...
Écrit par : Michèle | 26/08/2015
" " /
Écrit par : cleanthe | 26/08/2015
Écrit par : Feuilly | 26/08/2015
L'entre-guillemets ou l'entre-parenthèses redoublées (petit habitacle hors-sol de la voiture, que sait-il du bitume) pourrait avoir une valeur de temps silencieux qui s'équivaudrait à (00... 0).
Ton texte Feuilly, pourrait mener à une sorte de "crash test".
Parenthèse : je crois bien que c'est le titre du livre que Claro vient de publier :)
Écrit par : Michèle | 26/08/2015
J'écoutais hier par intermittence à la radio en voiture, l'exposé d'Onfray sur la pensée de Michaël Dufresne (ortho non garantie) dans son livre "Pour l'homme", où ce dernier analyse les effets du structuralisme. Onfray me fait rire qui jette le bébé avec l'eau du bain :)
Écrit par : Michèle | 26/08/2015
Pour Onfray da corps avec Mimi : On ne parle de On qu'à On.
Écrit par : " " / | 26/08/2015
Écrit par : Feuilly | 27/08/2015
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