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30/09/2009

Regrets

L’homme, qui se croit intelligent (et qui l’est peut-être, par ailleurs, je ne dis pas le contraire), oublie trop souvent qu’il n’est finalement qu’un animal. Ainsi, bien des émotions de notre vie sont à relier non pas à notre aptitude à résoudre des problèmes, mais tout simplement à nos cinq sens. Tout ce que nous percevons de la réalité extérieure, nous nous imaginons que c’est grâce aux capacités de notre cerveau, mais celui-ci, en fait, ne fait que centraliser toutes les impressions qu’il a reçues. Or, les indications que nous donnent les sens s’imprègnent en nous de manière beaucoup plus profondes que les raisonnements intellectuels. Si on y regarde d’un peu plus près, on s’apercevra que la mémoire vivace que nous avons de certains événements précis est en fait reliée directement à notre perception physique des événements. Marcel Proust le savait bien quand il a raconté la saveur de sa petite madeleine et comment cette saveur lui permettait de retourner dans son passé et de revivre un moment privilégié enfoui au plus profond de sa mémoire.

 

Je crois qu’on peut affirmer sans trop se tromper qu’une bonne part de ce qui nous constitue est fait ainsi d’impressions passées qui nous ont bouleversés à un moment donné de notre vie.  La chaleur d’un rayon de soleil sur notre peau, la saveur de tel plat, l’harmonie enivrante et transcendante d’un morceau de musique, le bruit de la mer sur les galets, un jour, quelque part en Bretagne, l’odeur des pins dans la forêt des Landes, le chant des cigales dans la plaine languedocienne, les exemples ne manquent pas. Chacun a ainsi en lui une réserve d’émotions qui peuvent resurgir à n’importe quel moment. Il suffit d’un élément déclencheur pour que des souvenirs très précis, qui évoquent tout un pan de notre vie, refassent surface.

 

Evidemment, la période la plus propice pour engranger toutes ces émotions, c’est l’enfance puisqu’à cet âge le petit homme se comporte comme l’animal qu’il est vraiment et qu’il n’a pas encore subi le dressage ultérieur qui lui imposera de tenir un rôle dans la société et de ne rien exprimer de ce qu’il ressent. Petit à petit, il se fermera comme malgré lui aux impressions directes du monde extérieur, qu’il captait pourtant si bien et qui le rendaient si heureux, pour rationaliser tout et refuser d’écouter le langage si direct de ses sens. Du coup, tout ce qui est plaisir immédiat lié à ce contact du corps avec le monde sera définitivement banni.

 

Heureusement, les impressions premières sont restées bien gravées en nous et, comme je l’ai dit, il n’est pas rare qu’un rayon de soleil, une odeur, la subtilité d’un parfum ou une note de musique éveillent en nous des sensations oubliées et avec elles c’est toute l’époque où nous les avons connues qui refait surface, nous bouleversant d’autant plus.

 

Et quand on parle des sens, on pense immédiatement à la vue et à l’ouïe, mais l’odorat peut lui aussi jouer un rôle essentiel. Ainsi, quand je suis rentré en première primaire pour apprendre à lire, nous occupions des bâtiments en bois qui venaient d’être construits à la sortie de la ville et qui étaient situés au milieu des champs. Ces bâtiments avaient été traités à la lasure (ou au carbonil, je ne sais pas trop) et les jours de forte chaleur l’odeur acre qui s’en dégageait m’enivrait complètement au point que j’ai fini par associer cette école avec cette odeur. Plus tard, je suis parti, j’ai quitté ma campagne pour la grande ville et j’ai connu pas mal de lieux d’enseignement, si bien que petit à petit le souvenir de cette première école s’est estompé. Pourtant, il suffit qu’au hasard d’une promenade je repasse devant un bâtiment fraîchement repeint ou dont les volets, tout simplement, ont été repassés à la lasure, pour qu’immédiatement cette première école refasse surface et avec elle toutes les impressions que j’ai connues ces années-là, comme le plaisir de la lecture, l’odeur de l’encre dans les encriers, le touché doux des feuilles de buvard, la beauté mystérieuse des grandes cartes géographiques qui ornaient le mur ou la chaleur de juin, quand nous attendions en rang dans la cour pour rentrer en classe.

 

Le jour où j’ai quitté cette école, deux ans plus tard, je l’ai englobée d’un seul regard, sachant que je la quittais pour toujours et qu’un pan entier de ma vie s’arrêtait là. En juillet de cette année, je suis repassé dans cette région pour la première fois depuis toutes ces années. J’ai voulu aller revoir l’école au milieu des champs et la montrer aux personnes qui m’accompagnaient. J’ai retrouvé le chemin, j’ai reconnu les maisons qui bordaient la route, la grande prairie qui servait d’espace de jeux lors des beaux jours était toujours là, mais l’école avait disparu ! Rasée, anéantie, volatilisée, il n’en restait plus rien, comme si elle n’avait jamais existé. Elle demeurera donc à jamais dans mes souvenirs, il n’y a plus que là qu’elle subsiste ou dans la mémoire de quelque condisciple de l’époque, mais que sont-ils tous devenus ? Et les années passeront et chaque fois que me pénétrera l’odeur de lasure, la petite école en bois survivra encore un peu, du moins pour moi. Jusqu’au jour où, évidemment, elle disparaîtra vraiment à jamais.

 

Je voudrais citer un autre exemple de l’importance de l’odorat dans la structuration de nos impressions et de nos souvenirs. Il m’est déjà arrivé de croiser une inconnue qui portait un parfum que je suis capable de reconnaître entre tous et qui me renvoie aussitôt à une histoire d’amour vécue lorsque j’avais vingt ans. Alors, tous ces souvenirs que je croyais oubliés et auxquels je ne pensais plus se mettent à resurgir en vagues successives et avec une précision dans les détails que je n’aurais pas crue possible. Des scènes de ma vie d’alors refont surface et je me revois en train d’attendre une certaine jeune fille sur la place de la cathédrale ou bien en train de discuter avec elle dans un café, à quatre heures du matin ; je revois sa main posée sur la mienne ou les larmes qui un soir coulaient sur son visage… Je revois même l’impasse où elle habitait, étudiante ou, plus tard, cette rue en pente, à flanc de colline, que je gravissais, alerte, heureux parce que j’allais la retrouver. Et tout cela parce que j’ai croisé une inconnue que je n’ai même pas regardée et qui avait le même parfum que le sien. Alors, quand j’arrive à mon bureau, je suis tout étonné de me retrouver là car il me semble être encore des années en arrière. Il faut pourtant se mettre à travailler, malgré les regrets qui commencent à m’envahir et malgré la nostalgie que je peux avoir de ces temps irrémédiablement perdus.

 

 

 

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Photo Internet

00:36 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature

Commentaires

Et c'est pour ça qu'on écrit. Pour essayer de rassembler tous ces morceaux épars du directement vécu et que l'existence, avec ses priorités minables, a éparpillés aux quatre coins de nous.

J'ai fait la même chose que toi en mai dernier. Il me semblait, arrivant de pus de 2500 Km, de là où je vis actuellement, que je ne retrouverai jamais ma première école et mes premiers chemins.
J'y suis allé. J'ai voulu transmettre à celles qui m'accompagnaient une part de mon archéologie, pour, me semblai-il, qu'elles voient encore plus loin en moi.
J'ai mesuré alors combien tout ce temps passé, depuis les premières dictées et les culottes courtes, était resté présent, immobile, attentif, au plus profond.

Écrit par : Bertrand | 30/09/2009

Quelle coïncidence ! Je suis actuellement en "action" sur le site "Copains d'avant" sur lequel j'ai retrouvé des photos de classe de l'école primaire de mon Est natal. Une correspondante m'a donné hier soir des nouvelles de cette école qui existe toujours mais a été transformé. Elle a pu y entrer et aussitôt l'odeur - la même que celle de notre époque selon ses dires - l'a envoyée immédiatement dans le passé. Comme je l'envie de pouvoir vivre une telle expérience ! Mais je n'ai pas dit mon dernier mot (même si je sais que l'on est souvent déçu de ses excursions dans les paysages du passé...)

Écrit par : Cigale | 30/09/2009

Et bien, je vois que tout le monde garde de bons souvenirs de son école. De l'école ou de l'enfant que nous étions?

Écrit par : Feuilly | 30/09/2009

Je dirais même que l'odorat est probablement le sens qui nous fait revivre le plus d'événements passés et avec le plus de précision.Car la captation de l'odeur ne passe pas par l'intellect (puisqu'elle est invisible) et donc le processus de "revivre l'événement" nous envahit sans que l'intellect puisse le filtrer et le déformer.Lorsque l'émotion est là, il est trop tard, l'intellect a été pris de vitesse! C'est magique.

Écrit par : Jean de Mezzaluna | 30/09/2009

L'odeur de la lasure, vraiment ? :-)

Écrit par : Michèle | 30/09/2009

"...la captation de l'odeur ne passe pas par l'intellect (puisqu'elle est invisible)."

Heu, comment cela? Tout doit quand même bien être interprété par le cerveau à un moment donné. Et un morceau de musique ou une caresse ne me semblent pas plus « visibles ». Mais c’est vrai qu’il y a dans l’odorat quelque chose de plus direct, de plus sauvage, peut-être que dans les autres sens. Si j’écoute de la musique, c’est finalement un acte culturel et intellectuel. La caresse, je vais l’interpréter par le biais de la psychologie (quelle est l’intention de la personne qui me la prodigue ?). L’odorat, lui, nous ramène plus à une sorte d’animalité préhistorique et fondamentale. Mais je ne sais pas si les concepteurs de parfums seraient d’accord avec cette interprétation.

Écrit par : Feuilly | 30/09/2009

Reviens souvent me prendre,
Sensation bien-aimée reviens me prendre,
Quand la mémoire du corps se réveille,
Et qu'un désir ancien tressaille dans le sang,
Quand les lèvres et la peau se souviennent,
Et que les mains ont de nouveau l'impression de toucher.

Reviens souvent me prendre la nuit,
à l'heure où les lèvres et la peau se souviennent...
("En attendant les barbares", Constantin Cavafis)

Ce doit être plus beau en grec...

Écrit par : Michèle | 01/10/2009

Mais c'est déjà très beau ainsi.

Écrit par : Feuilly | 01/10/2009

En plus de ses qualités littéraires indéniables, le texte explore avec une justesse époustouflante les arcanes de la mémoire. Il décrit la réminiscence spontanée, celle qui est authentique, sans artifice intellectuel et totalement indépendante de la volonté. C’est « LA MÉMOIRE AFFECTIVE », exploitée par Proust dans « la recherche du temps perdue », qui est appelée à l’occasion d’un détail particulier de la perception (ici il s’agit de l’odeur retrouvée de la lasure, chez Proust le goût de la madeleine). Il en résulte une rencontre pathétique avec une partie infime du passé lointain. Si cette rencontre provoque en nous une émotion incommensurable c’est qu’elle nous révèle à nous même et caresse notre égo. Cette expérience, ces instants, ce passé… sont miens, ils me visitent et je prends conscience de mon cheminement, de ma vie, de mon existence et de moi-même. Il y a là tous les ingrédients qui nous permettent de supporter notre présent.
Le dernier paragraphe va encore plus loin.
Il a suffit du parfum de l’inconnue que vous avez croisée et voila toute la saveur du passé qui revient avec sa charge émotionnelle et qui vous envahit. Vous continuez malgré tout votre chemin, sans même regarder cette inconnue qui aurait pu être aussi belle que la jeune fille que vous avez aimée. Vous arrivez à votre bureau et vous concluez, comme je l’espérais, en disant. « Il faut pourtant se mettre à travailler, malgré les regrets qui commencent à m’envahir et malgré la nostalgie que je peux avoir de ces temps irrémédiablement perdus. » Vous vous êtes ainsi écarté de la tentation de reporter le passé sur le présent, ou de poser une passerelle qui mettrait du désordre jusqu’à détruire la beauté du passé et la vivante saveur du présent. On ne peut pas espérer une meilleure conclusion.
Décidément la précision et la clarté de votre écriture enchantent le scientifique que je suis, la beauté du texte réjouit l’amateur littéraire que je continuerai d’être.

Écrit par : Halagu | 01/10/2009

A Feuilly : Merci pour votre réponse. Par "intellect", j'entends l'ego, cet ego qui veut tout intellectualiser, expliquer, rationaliser,...bref cet ego dit "usurpateur" qui veut tout contrôler et que l'on a temps de mal à courcicuiter pour laisser parler cet "autre chose" que l'on a en soi. Comme disait Maître Awa à Herrigel lors de son apprentissage du tir à l'arc japonais (Kyudo) "quelque chose à tirer" (In "Le Zen dans l'Art chevaleresque du tir à l'arc"). Et l'odeur, c'est celà, elle "s'impose" à nous et elle réveille en nous des instincts, des émotions. Je pense que même et surtout les concepteurs de parfums seraient d'accord car un parfum s'adresse d'abord aux sens.

Écrit par : Jean de Mezzaluna | 01/10/2009

@ Halagu: oui, une mémoire affective qui nous remet de plain pied et sans transition avec l'être que nous étions, c'est exactement cela. Heureux que ce texte vous plaise mais je me demande tout de même s'il est vraiment "littéraire". Après tout ce n'est ni un poème ni une nouvelle, plutôt une rélfexion.

Écrit par : Feuilly | 01/10/2009

@ Jean de Mezzaluna : ah, je comprends mieux ce que vous vouliez dire. Oui, les impressions liées à l'odorat s'imposent d'emblée, avec une force étonnante.

Écrit par : Feuilly | 01/10/2009

A Jean de Mezzaluna,

je viens de lire vos quelques digressions sur l'odorat et la déconnection de notre "égo usurpateur" et il me semble qu'au contraire le souvenir ne peut s'isoler d'un traitement de l'information, même lorque celle-ci s'impose à nous. Notre conscience de l'évènement invisible (que vous appelez égo) seule nous permet de connecter l'odeur à notre souvenir. Ainsi, si je puis éventuellement admettre qu'une odeur, au même titre qu'une image furtivement entrée dans notre champ de vision au détour d'une allée ou qu'une note de musique échappée d'une fenêtre, puisse s'imposer à nous, en aucun cas il ne me semble possible de dire qu'il y a, même sur l'instant, inconscience du ressenti.

Écrit par : 7FEvb | 02/10/2009

@7FEvb : de fait et j'avais d'ailleurs réagi comme vous dans un premier temps, mais je crois que ce que Jean de Mezzaluna veut dire, c'est que notre réaction est peut-être plus directe, plus primitive, moins intellectualisée et donc plus profonde quand l'odorat est mis en cause.

Écrit par : Feuilly | 02/10/2009

A 7FEvb et à Feuilly : Ce que je veux dire, sans prétendre détenir une quelconque vérité mais juste à titre de réflexion "modeste", c'est que la conscience "réfléchie" fausse la donne et notamment le ressenti. Par exemple, je marche dans la rue, je ramasse un caillou que "machinalement" je lance dans un récipient qui se trouve à quelque mètres sans réfléchir et "bingo" en plein dans le mille! Etonné de mon habileté, je recommence, hors la l'ego dit "usurpateur" s'en mèle et une petite voie commence à me dire "tu peux rater, attention...", et, alors que j'ai cette fois ci la volonté de réussir, j'échoue, la peur de gagner en quelque sorte. Ainsi, dans le 1er cas, lorsque l'égo est hors jeu je gagne et lorqu'il est conscient, je rate. Eh bien, pour moi l'odorat c'est celà, il s'impose à vous avant que l'égo n'ait eu le temps d'intervenir et celà permet de faire remonter des souvenirs. L'odeur nous surprend. Si nous attendions à ressentir l'odeur, je ne pense pas que la réaction émotionnelle décrite par Feuilly serait aussi forte car elle serait en quelque sorte muselée par l'égo qui voudrait contrôler la situation. L'égo ne comprend pas que le monde peut exister sans qu'il s'en mèle. 7FEvb semble confondre (en toute amitié) la conscience et l'ego, l'ego comporte une notion "péjorative" que ne comporte pas la conscience. Peut être Freud parlerait de "surmoi". C'est l'ego qui déclenche la peur de gagner du joueur de tennis qui, en état de grace, enchaîne les coups gagnants et puis tout à coup se met à douter et à jouer "petit bras".

Mais, quoiqu'il en soit, je suis d'accord avec la conclusion de Feuilly, l'odorat déclenche une réaction plus profonde et plus primitive. Cependant, je ne suis pas sûr que nous soyons d'accord sur l'explication du phénomène. Mais, est-il nécessaire d'ailleurs de trouver une explication.

Écrit par : Jean de Mezzaluna | 02/10/2009

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