07/07/2009
La cave
La cave... Impossible de descendre dans une cave sans avoir l'impression de transgresser une limite et de pénétrer dans un autre monde. La cave est un lieu souterrain, un lieu de mystère, plongé dans le noir, dans la grande nuit de la mort.
C'était, je m'en souviens bien, un endroit interdit, probablement à cause de la présence d'un escalier assez dangereux, mais pour moi cette interdiction était la preuve que la cave recelait des mystères inquiétants. Et en effet, à peine avait-on descendu les marches qu'on se retrouvait devant la porte toujours close de ce qu'on appelait « la petite cave ». Je ne passais devant cette porte qu'avec la plus grande vigilance et ce n'est que de loin que j'osais l'observer. Je savais, pour l'avoir vue un jour entrouverte, ce qui se cachait derrière : une sorte de boyau étroit, mais long, si long qu'on en devinait à peine le bout dans la quasi-obscurité que ne parvenait pas à vaincre une ampoule rachitique. Ce qui m'avait frappé, c'était l'absence totale de fenêtre. Pas le moindre soupirail, pas le plus petit interstice par lequel la lumière du jour aurait pu pénétrer. Un endroit de cauchemar, assurément. Et comme il n'y avait rien dans cette cave, j'en déduisais qu'elle était en fait un corridor souterrain qui devait mener Dieu seul savait où, quelque part dans les entrailles de la terre. Plus loin, incontestablement, devait se trouver une prison moyenâgeuse, une sorte d'oubliette où on jetait les enfants dont on avait pu se saisir.
Le fait que même mes parents ne pénétraient jamais dans ce lieu renforçait mes craintes tout en les confirmant. C'était un lieu maudit, vous dis-je, et pour rien au monde je n'aurais franchi le seuil de cette tombe, où j'aurais été contraint d'errer dans le noir absolu, tâtonnant maladroitement le long des murs humides, m'écorchant les doigts à leurs pierres rugueuses. Tout au bout, des soldats en armures m'auraient saisi et emporté plus loin encore, dans un endroit de terreur dont je ne serais jamais revenu. Rien qu'à regarder la porte pourtant soigneusement close de cette « petite cave », il me semblait entendre dans le lointain le cliquetis de leurs épées et le bruit métallique de leurs armures. Après m'être raconté deux ou trois histoires absolument terrifiantes, je remontais l'escalier en courant, affolé pour de bon et c'est le cœur battant que j'arrivais à la lumière du jour, en plein solstice d'été, dans la chaleur de midi. On me regardait avec étonnement, mais mes yeux exorbités disaient assez d'où je venais et on ne me posait donc aucune question. Je vivais ce silence comme une preuve supplémentaire de la réalité des horreurs qui se déroulaient immanquablement dans cette cave et qui étaient si terribles que personne n'osait même en parler.
Mais reprenons notre visite. Sous l'escalier, se trouvait un renfoncement où on mettait au frais la réserve de pommes de terre, en provenance directe du potager. Au printemps, l'appel de la belle saison était tel qu'elles se mettaient toutes à faire des germes incroyables, sortes d'excroissances blanches ou bleutées qui témoignaient que la vie, toujours, était là, palpitante, au cœur de la nuit souterraine. Mais je m'attardais peu à contempler ces tubercules et leurs mystères, à cause de la proximité de la « petite cave ». Je préférais passer en courant et aller directement dans la « grande cave », qui était le règne de ma mère. A l'entrée se trouvait le garde-manger (j'ai parlé, déjà, de l'absence de frigo), où on tentait de conserver tant bien que mal les restes de repas en profitant de la fraîcheur du lieu. C'était souvent peine perdue, surtout lorsque le temps était à l'orage et il fallait alors jeter cette nourriture pourtant si précieuse. Comme le rayonnage de la cuisine, ce garde-manger était une fabrication artisanale du père, faite de bois et de treillis métallique, lequel avait pour fonction de protéger des insectes et de laisser passer l'air. J'avoue que c'est le seul garde-manger que j'ai vu dans ma vie, aussi quand à l'école, beaucoup plus tard, j'ai étudié le pluriel des noms composés, ce n'est pas sans fierté que j'ai retrouvé ce mot dans la liste des substantifs comportant le mot « garde » (garde-chasse, garde-meuble, etc.). Tandis que me petits condisciples se demandaient à voix basse ce que pouvait bien être un garde-manger, moi je souriais intérieurement et il me semblait que l'instituteur ne l'avait glissé là qu'à mon intention.
Un peu plus loin dans la cave se trouvait la machine à laver. Progrès technologique incroyable que cette machine, surtout pour ma mère qui avait encore connu le lavoir public dans son village et la glace qu'il fallait casser en hiver pour rincer le linge. Pourtant cette machine était constituée d'une simple cuve avec une hélice. Cela veut dire qu'il fallait préalablement chauffer de l'eau dans une lessiveuse aussi grande que l'enfant que j'étais. Je revois encore les flammes bleues du brûleur à gaz qui léchaient le fond de cette lessiveuse et qui constituaient, pour peu qu'on éteignît la lumière, autant feux follets bleutés qui dansaient dans l'obscurité. Une fois l'eau bien chaude, il fallait la transvaser dans la machine à laver, opération délicate et dangereuse à laquelle je n'ai jamais été autorisé à participer, ce qui fait que j'ignore toujours comment on s'y prenait pour mener cette opération à bien. Ensuite, il fallait actionner l'interrupteur de la machine et faire tourner le linge un temps qui me semblait une éternité.
C'est que j'avais hâte d'arriver à l'étape suivante, qui m'était confiée. Une fois le linge ressorti de la cuve, il fallait l'essorer en le faisant passer entre deux rouleaux fixés à la machine et qu'on actionnait à l'aide d'une manivelle. C'était un plaisir que de voir les linges gorgés d'eau se faire happer par ces rouleaux, s'aplatir autant qu'il était possible et rendre, dans un bruit de cascade, toute l'eau dont ils étaient gorgés. Ils ressortaient à l'autre bout complètement aplatis, complètement ridicules aussi, pauvres petites choses insignifiantes et plates dans lesquelles il était bien difficile de reconnaître une taie d'oreiller ou un pyjama. Quand tout cela était terminé, comme si leur sort n'était pas encore assez cruel, ils passaient à l'essoreuse, machine incroyable qui à l'époque représentait la pointe de la technologie (surtout si on la comparait à la machine à laver) et qui à ce titre faisait la fierté de toute la famille. Pourtant, quand je voyais ma mère la maintenir tant bien que mal quand elle prenait de la vitesse dans un bruit de sirène, je ne pouvais m'empêcher de penser à ce qui arriverait si jamais elle la lâchait. Emportée dans sa course tourbillonnante, l'essoreuse aurait fait toute seule le tour de la cave avant d'aller s'encastrer contre un mur dans un grand bruit de ferraille, ce qui, heureusement, n'arriva jamais.
00:01 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature
Commentaires
Un texte très fort.
Avec cette "petite cave", l'être obscur de la maison, les ténèbres éternelles, le centre de la terre où les rêves (ou cauchemars) n'ont pas de limite.
Et cette "grande cave" et sa machine extraordinaire qu'on dirait tout droit sortie de chez Jules Verne. L'évocation en est fabuleuse et je parierais qu'il est resté quelque chose de ce soin du linge, à l'instar de Pierre Bergounioux qu'on voit sans arrêt, dans ses "Carnet de notes" (tomes 1 & 2), mettre des machines de linge en route, venir à bout de piles de repassage, avant de gagner sa table d'écriture...
"C'était un plaisir que de voir les linges gorgés d'eau, se faire happer par ces rouleaux, s'aplatir autant qu'il était possible, et rendre dans un bruit de cascade (...)"
C'est aussi un immense plaisir de lecture.
Écrit par : Michèle | 07/07/2009
Je m'y sens bien, dans ce texte.
Comme quelqu'un qui chante, vous avez une voix bien posée.
Grand intérêt à vous lire et à entrer dans ce monde.
Écrit par : Natacha | 07/07/2009
Les caves sont souvent lieux de terreurs enfantines !
Dans mon cas, c'était à cause des insectes (araignées et autres...) qui peuvent y résider et y faire de grandes toiles dans lesquelles on s'englue, mais aussi à cause des monstres qui les habitent (voir ma dernière vidéo ;-)
Vous aviez déjà l'âme chevaleresque à voir des hommes en armures moyenâgeuses propriétaires du lieu !
Écrit par : Cigale | 07/07/2009
Il y a une semaine, la télé a transmis le voyage de la chanteuse Zazie en Papouasie occidentale. Pendant quelques jours, elle a partagé le quotidien d’un peuple de chasseurs-cueilleurs (les korowai), un peuple qui n’a été révélé au reste du monde qu’en 1978 ! A la fin de son séjour au milieu de ce peuple dit « primitif », Zazie sort sa guitare, elle joue et entame une chanson. Dés les premières notes les korowai -qui sont des guerriers durs- se sont mis à pleurer. C’était un moment de tendresse incroyable. A la fin de la chanson, le chef de la tribu en larmes explique les raisons de son trouble : « la voix de la chanteuse m’a rappelé les moments de mon enfance où je m’isolais dans la forêt pour écouter le chant des oiseaux ».N'est pas primitif qui croit !
Nous avons tous besoin de ce retour à l’enfance, cette période de la vie qui est, le plus souvent, rassurante. C’est la période de l’insouciance où nous sommes pris en charge, sécurisés et protégés. L’enfant qui s’allonge dans son lit, ne se met-il pas instinctivement en position fœtale, la position qu’il avait dans le milieu clos du ventre de la mère, le milieu le plus protégé ? En vous lisant on retrouve en quelque sorte cette position!
Écrit par : Halagu | 07/07/2009
Jules Verne, une voix bien posée, les terreurs enfantines, le retour à, l'enfance et à son insouciance... Merci à tous pour vos mots encourageants. C'est une bien belle histoire, Halagu, que celle de ces Papous qui savent encore pleurer.
Écrit par : Feuilly | 07/07/2009
Tout comme Halagu, j'ai vu cette emission concernant les Korowaï ..Je peux dire sans rougir que j'ai pleuré , car l'émotion de ce guerrier Papou était d'une telle intensité !!! Je pense que Zazie a vécue là un moment précieux d'humanité, d'authenticité .... Inoubliable ....
Ton texte Feuilly éveille mes propres souvenirs d'enfance ....
Écrit par : Débla | 08/07/2009
" Ecrire, d'une manière ou d'une autre, c'est jouer avec le fantasme de la maison, celle qu'on habite, qui vous enveloppe, celles qu'on a perdues, celles qu'on imagine, c'est toujours plus ou moins se tenir à la croisée de maisons possibles. "
Voilà ce qu'écrit l'écrivaine Christine Montalbetti au début de la chronique qu'elle fait du livre de Joy Sorman "Gros Oeuvre" (Gallimard 2009).
Les volets des maisons se ferment aussi pour quelques temps de vacance(s) que prennent les lecteurs... à bientôt.
Écrit par : Michèle | 10/07/2009
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