05/07/2009
Pierre Leroux, questions à Bruno Viard
Je reviens encore une fois à Pierre Leroux. On aura compris, par les quatre notes qui lui ont été consacrées, que ce philosophe m'intrigue. On a rarement vu, en effet, un penseur aussi perspicace, car il a été capable de deviner ce qu'allait devenir le capitalisme (une recherche exclusive de la fortune personnelle, au détriment de l'épanouissement de la société) et ce qu'allait devenir le socialisme (la dictature stalinienne). Evidemment, de son vivant, personne ne savait encore qu'il allait avoir raison dans ses prédictions. Plus tard, les défenseurs des doctrines concernées se sont bien gardés de le lire, puisqu'il faisait leur critique. Aujourd'hui, par contre, nous nous retrouvons déçus par le socialisme d'état, mais écrasés par le capitalisme et son économie mondiale. Il semblerait donc que le moment soit bien choisi pour s'intéresser (enfin) à Pierre Leroux.
Intrigué donc par ce philosophe, je suis rentré en contact avec l'auteur du livre dont j'ai fait le compte-rendu (« Pierre Leroux, penseur de l'humanité"), via son éditeur. Je vous donne ici, afin d'en faire profiter le plus de personnes possible, les réponses qu'il a bien voulu donner à mes questions,
Je rappelle que Bruno Viard est professeur de littérature à l'Université de Provence (Aix-en-Provence) et qu'il est spécialiste du XIX°siècle.
Voici donc mes questions et ses réponses.
Cher Monsieur,
j'ai apprécié votre compte-rendu de mon livre qui me paraît sonner juste. J'ai aussi découvert votre blog et les intéressantes discussions qu'il contient. Je réponds donc avec plaisir aux questions que me transmettent (les éditions Sulliver).
Première question :
A la page 58 du livre, on trouve une citation de Leroux, qui tente de définir la notion de « ciel » et qui explique que tout vient d'une erreur d'interprétation du texte biblique et notamment de la phrase « Mon royaume n'est pas encore de ce temps.» Leroux veut montrer par-là que le Christ imaginait son royaume sur terre, parmi les hommes, dans un futur encore à venir et non dans l'espace (interprétation fausse qui elle aurait servi de base pour justifier tout le courant mystique). Ce qui m'ennuie, c'est que si on se reporte à la Bible et notamment à Jean, 18- 36, on trouve « Mon royaume n'appartient pas à ce monde ; si mon royaume appartenait à ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour empêcher qu'on me livre aux autorités juives. Mais non, mon royaume n'est pas d'ici-bas. » Les autres évangélistes ne reprennent pas cette phrase (uniquement celle sur le « roi des Juifs »)
Je précise d'emblée que je suis athée et que ma question est d'ordre philologique et non religieux. Leroux s'appuyait-il sur un autre passage que celui que j'ai cité ou bien déforme-t-il le texte biblique ? A moins que ce ne soit la traduction française du texte grec initial qui ne soit erronée ? Leroux reprend-il à d'autres endroits dans son œuvre cette interprétation ? Celle-ci est fondamentale puisqu'elle définit une anthropologie de l'action : c'est sur terre qu'il faut faire le paradis de l'homme plutôt que de contempler un Dieu inaccessible.
Réponse :
La question est capitale. Il y a d'abord une querelle philologique: Leroux conteste les traductions habituelles de l'Evangile et affirme que le mot grec ouranos qu'on traduit par ciel, signifie aussi monde, univers, ce qui entraîne l'immense conséquence de faire Dieu immanent et non transcendant. De même, l'adverbe entautha qu'on traduit par là, ici-bas signifie aussi alors, en ce moment-là: le royaume du Dieu immanent ne serait donc pas perché dans le ciel, mais à contruire pour l'avenir (sens temporel et non spatial), puisqu'il n'est pas de maintenant, ce qui crève les yeux. Je ne peux entrer dans cette discussion savante. Le plus intéressant me semble être la volonté politique de Leroux sur ce problème. Lui aussi était athée à 16 ans, mais il fut très impressionné par le livre de Saint-Simon paru en 1925, Nouveau Christianisme où Saint-Simon réclamait que le magnifique message de fraternité de Jésus trouve son application sur notre terre et le plus vite possible. Le saint-simonisme est né de là, c'est-à-dire la première forme de socialisme avant même que le mot existe, Marx étant âgé de 7 ans à peine. Loin que cet aspect du saint-simonisme soit utopique, il est réaliste puisqu'il réclame que l'idéal évangélique d'amour soit appliqué au sein de la vie sociale et économique.
Leroux parle tout le temps de Dieu et de religion, mais ça n'a rien à voir avec la religion des curés de l'époque. C'est juste le contraire ! Il faut absolument désambiguïser ! Pour lui, Dieu, c'est la Vie universelle. En ce sens, ce n'est plus une question de croyance, mais une constatation. Leroux qui pressentait l'évolution sans connaître les théories de Darwin, et pour cause dans les années 1830, voulait dire que la vie et la conscience humaines constituaient l'extrême pointe du vivant dans ses formes multiples. Dieu, c'est la vie universelle dans son évidence et son mystère. Cette conception du divin permettait à Leroux d'exprimer une "solidarité" de tous les êtres vivants qui se nourrissent les uns les autres biologiquement et spirituellement, préfiguration de la conscience écologique actuelle.
Deuxième question :
Quand on parcourt un peu le site des « amis de Pierre Leroux » et qu'on lit ce que Georges Sand a pu dire de lui, on s'aperçoit que l'opinion de cette dernière a fort varié avec le temps. L'engouement initial finit par se transformer en lassitude. Le problème est donc, pour nous qui vivons au XXI° siècle, de savoir comment interpréter la personnalité de Leroux. C'est le problème de tout historien confronté aux sources. D'une part nous avons les écrits de notre philosophe et de l'autre les commentaires que des contemporains ont pu laisser sur lui. Par définition, cependant, ces témoignages sont subjectifs (on le voit bien avec G. Sand). Au début du livre vous citez d'ailleurs Henri Heine, Jacques Reynaud, Marie d'Agoult et Alexandre Erdan, donnant du coup une image positive de Leroux (ce n'est pas un reproche). Mais comment avez-vous procédé ?
Par recoupement de tous les témoignages des contemporains ? En se focalisant essentiellement sur les textes de Leroux ? En consultant tous les documents d'archives (procès verbaux etc.) afin de tenter de cerner comment Leroux était vu par les autorités (un doux illuminé ou un homme dangereux...) ?
En fait, ce que dit Leroux me séduit et si j'avais dû écrire un livre sur lui, je me rends compte que j'aurais eu tendance à le présenter sous son meilleur jour. Mais quand on le voit quémander sans cesse de l'argent, on finit quand même par se demander si c'était un idéaliste qui mettait tout en œuvre pour réaliser ses projets ou si au contraire c'était un opportuniste qui se servait de ses idées pour vivre au crochet des autres (ou du moins qui se servait habilement de ces autres pour avoir les moyens matériels d'imposer ses idées).
Réponse :
Mon livre succède à la publication d'une Anthologie de l'oeuvre de Leroux (Le Bord de l'Eau, 2007). Je crois avoir dépouillé la quasi totalité de cette oeuvre immense que j'évalue à 12. 000 pages. Si je pense assez bien connaître les textes, il n'en va pas de même, bien sûr, de la vie de Leroux.
J'ai été très frappé par la convergence des 4 portraits que j'ai reproduits, tracés par des auteurs qui ne se sont pas donné le mot. C'est vraiment concordant. Et c'est la générosité du personage qui frappe le plus, en accord avec toute son oeuvre. Avait-il des défauts de carctère ? Qui n'en a pas ? Et nous n'y étions pas. Mais il est sûr qu'une oeuvre comme la sienne heurtait violemment l'opinion catholique, et l'opinion bourgeoise. On devine que la calomnie était, dans un climat de passion extrême, surtout en 48, une arme dont on usa et abusa. Aujourd'hui, c'est plutôt ceux qui croient encore à un socialisme scientifique, et qui sont à mes yeux les véritables utopistes, qui gardent rancune à Leroux d'avoir montré du doigt ce qu'on n'appelait pas encore le totalitarisme.
Leroux vécut en bohème, c'est sûr, toujours dans sa philosophie et sa politique. Marié deux fois, il eut neuf enfants et connut les misères de l'exil et même la faim, en famille ! à Jersey après le 2 décembre 1851. Que les fourmis lui reprochent d'avoir sollicité des bienfaiteurs plus fortunés ! George Sand fut généreuse. Il est vrai qu'elle s'éloigna de lui. Leroux se brouilla gravement avec Hugo, son riche voisin. Et alors ? Qui dira où furent les bons et les méchants ? Quelle vie est sans conflit ?
Troisième question :
Vu le tempérament bien trempé de Leroux (voir discours à l'Assemblée nationale, etc.) et vu sa volonté de parvenir à tout prix à imposer ses idées, comment expliquer qu'il soit finalement aussi méconnu ? Pourquoi sa synthèse dialectique du capitalisme et du socialisme ne s'est-elle pas imposée ? Hegel, qui venait de mourir en 1831, avait pourtant montré, dans sa « Phénoménologie de l'esprit » l'importance de cette dialectique dans les courants de pensée.
Réponse :
Je trouve comme vous que la pensée de Leroux est mal reconnue alors même qu'elle serait très vivifiante pour le XXI° siècle, d'où mes efforts pour la faire connaître. Pour tout dire, je ne connais pas de penseur de cette envergure et qui balayent autant de questions avec autant d'ouverture et de profondeur, de simplicité et de sens de la synthèse Je pense que c'est parce qu'il transcende tous les dualismes et les manichéismes qu'il se fit des ennemis à chaque fois des deux côtés, chez les catholiques, comme chez les athées, à droite comme à gauche à l'époque du stalinisme. Il faut dire que l'étiquette utopiste appliquée par Engels à tous les penseurs français antérieurs à Marx fut extrêmement efficace. Fourier, certes fut un authentique utopiste, comme Cabet. Leroux est au contraire un réaliste et un terrien, même si certains côtés de son oeuvre sont aujourd'hui dépassés. Nous savons maintenant que l'impasse faite par Marx sur le droit constitutionnel, sur les droits de l'homme, sur les formes juridiques du pouvoir était en réalité un boulevard ouvert au despotisme et à la dictature. En même temps qu'il déclarait à l'ordre du jour "la grande question du prolétariat", Leroux n'a cessé de faire des mises en garde dès 1832 contre les révolutionnaires trop pressés et trop violents. Il fut Cassandre ! Le mur de Berlin est tombé, mais les esprits sont parfois plus lents à changer leurs habitudes. Tocqueville a pourtant refait surface. Parions que le XXI° siècle verra le retour de Pierre Leroux.
03:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : leroux, bruno viard
Commentaires
Ah !!!
J'ai étudié la bible avec les témoins de Jéhovah. Ils ont la même définition sur le ciel et le royaume de Dieu....
Le royaume de Dieu ( la nouvelle Jérusalem ) est un nouveau gouvernement céleste, auprès de Jéhovah et de Jésus 144000 saints seront tirés de la terre et composerons ce gouvernement.... La tere ne sera pas détruite, puisque un verset Biblique dit en substance que Dieu détruira ceux qui veulent détruire la terre, que celle -ci est établie pour des temps immémoriaux , qu'elle ne chancelera pas .....
Il n'y a ni paradis, ni enfer.....
C'est comme cela que j'ai eu la traduction de la prière : le notre père: notre père qui est au cieux, que ton nom soit sactifié ( que l'on se serve donc à nouveau du prénom de Dieu et qu'on le fasse connaitre ) - que ton règne vienne sur la terre comme au ciel ( donc dans le royaume celeste qui gouvernera les habitants de la terre ) que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ( même définition) .......
Bref ! je ne suis pas rentrée dans le mouvement témoins de Jéhovah ...Mais j'étais loin d'imaginer qu'un philosophe s'approchait de cet enseignement en tout cas sur ce point ...
J'avoue avoir été marquée par cette étude, et je n'ai pas oublié ....
Écrit par : Débla | 05/07/2009
Les lecteurs que nous sommes remercient monsieur Bruno Viard de réponses aussi argumentées.
Et bien sûr notre hôte d'avoir posé les (bonnes) questions.
Pour aussi dérangeantes que soient les remises en cause, elles restent la seule condition d'une vie debout.
La réponse de monsieur Viard à la troisième question m'intéresse au plus haut point.
La lecture du livre de Bruno Viard "Pierre Leroux, penseur de l'humanité" devient incontournable.
Merci encore.
Écrit par : Michèle | 05/07/2009
Merci de cet échange passionnant qui m'a donné envie d'aller plus loin!
Écrit par : Natacha | 05/07/2009
"Quelle vie est sans conflit?" Et surtout au sein de la passion idéologique qui fut celle des habitants du XIXème siècle...
Mais sommes-nous collectivement placés, à présent, devant la même nécessité historique ? Toute la question est là. Elle dépasse les individus et les pensées individuelles, j'en ai bien peur.
Merci en tout cas d'évoquer cette figure de Pierre Leroux, dont je n'avais personnellement jamais entendu parler.
Écrit par : solko | 05/07/2009
Dans la première moitié du 19e siècle, les français désiraient une république avec un roi (je l’appellerais la Roipublique !). Ils espéraient une domination de la classe ouvrière avec une prépondérance du patronat, un parlement fort avec une monarchie puissante, une égalité de tous avec un esclavage légal, le respect des autres nations avec une colonisation de certaines, un état laïc avec une religion d’état… Leroux ne pouvait pas ignorer ces contradictions ni être à l’abri de leur influence. Il a été influencé par le saint-simonisme naissant et il fut un socialiste utopique et un athée « raisonnable », mais il adhéra à ce mouvement en 1830 lorsque celui-ci troqua ces idées philosophiques contre un statut de secte religieuse et se mit sous la houlette d’un véreux, le Père Enfantin. Comme tous les libéraux sous la restauration, P. Leroux fut républicain nuancé de bonapartisme et il ne s’en cacha pas. On peut encore citer bien d’autres contradictions (qui n’en a pas ?) mais cela n’affecte nullement, à mes yeux, la valeur de son œuvre. Eugène de Mirecourt, journaliste et écrivain de l’époque, avait l’habitude de faire des portraits au vitriol de ses contemporains (Sand, Dumas…), écrivit une biographie sévère mais respectueuse de la sincérité et la loyauté de l’homme Pierre Leroux.
C’est un écrivain de qualité qui me touche même si je pense que son influence sur le cours de l’histoire, en particulier sur le socialisme, n’a pas une portée significative. Il abordait de vrais problèmes de société et dénonçait l’injustice au prix de sa propre liberté dans une France tourmentée et chaotique. C’est ce que je retiens de l’homme et de son œuvre en enjambant ses pensées philosophiques qui apportent-comme toutes les pensées philosophiques- peu de confort à l’humanité.
Écrit par : Halagu | 07/07/2009
On vous lirait bien plus long, Halagu...
Écrit par : Michèle | 07/07/2009
Vous semblez bien connaître Pierre Leroux, Halagu. Personnellement, j'ignorais jusqu'à l'existence de cette biographie d'Eugène de Mirecourt.
Écrit par : Feuilly | 07/07/2009
Extrait des "Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d'Agoult - Daniel Stern, tome II. (Paris, Mercure de France, le Temps retrouvé).
"... Je m'étonnais de la grandeur de cet homme crucifié auquel on a bâti plus de temples que les Césars n'eurent jamais de palais, et la simple et terrible parole de Pierre Leroux se plaçait au bout de toutes mes méditations: "Et pourtant, le Christ n'est point ressuscité".
Note 103 sur Pierre Leroux: "Et lors de l'avènement de Napoléon III, en décembre 1851, elle le cacha pendant douze jours et lui donna 300 francs pour fuir avec sa famille en Angleterre (cf. Histoire d'une amitié. Pierre Leroux et George Sand, etc. etc.)"
Écrit par : Pivoine | 12/07/2009
Merci, Pivoine, pour cette citation.
Écrit par : Feuilly | 12/07/2009
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