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16/06/2009

Patrick Chamoiseau

On se dit que le roman français qui s'était un peu assoupi pendant quelques décennies pourrait peut-être retrouver une certaine vigueur dans le cadre plus large de la francophonie. Ainsi il est indéniable que les départements d'Outre-mer possèdent leur propre spécificité, spécificité qui cherche à s'exprimer dans une langue pour le moins originale. Je termine le livre de Chamoiseau, « Autan d'enfance » (qui est le tome I d'une « Enfance créole ») et il me semble y trouver plusieurs éléments intéressants.

Certes, il s'agit finalement d'une autobiographie et on me dira qu'il n'y a rien de plus narcissique, justement, qu'une autobiographie. Bien sûr, mais au-delà des souvenirs personnels, l'auteur nous fait découvrir tout un monde haut en couleur, celui de la vie quotidienne à Fort-de-France, ce qui pour nous, qui habitons le vieux continent, comporte tout de même pas mal d'éléments exotiques assez dépaysants. Donc, de même que l'Europe a pu s'extasier devant les romans Sud américains (Garcia Marquez, etc.) en grande partie à cause de leur touche exotique et de leur part d'étrangeté, de même ici nous découvrons des réalités qui ne nous sont pas forcément familières, ce qui nous oblige, précisément, à sortir de notre coquille et de notre ronron quotidien.

A côté de cela, Chamoiseau raconte la pauvreté et la débrouillardise de sa mère pour parvenir à élever sa famille, ce qui peut aussi renvoyer beaucoup d'entre nous à leur propre enfance. Je veux dire par-là que la réalité qu'il décrit nous est aussi très familière, en dehors de son caractère exotique et antillais et que c'est donc un discours très humain qu'il nous tient en fait. Par-là, il nous touche directement, car il sait sortir de la relation de sa propre enfance pour généraliser son propos  et décrire l'âme humaine.

Quoi de plus émouvant, en effet, que de découvrir le monde par les yeux de cet enfant qui est le narrateur. Son regard innocent, parfois naïf, mais toujours intelligent, nous charme. Quant au portrait qu'il dresse de sa mère, cette maîtresse femme qui ne possédait rien mais qui par son bagout et sa ténacité parvenait toujours à ce que sa famille ne manque de rien, il restera gravé dans la mémoire du lecteur une fois qu'il aura refermé le livre.

Pas de réflexions philosophiques profondes ici, par d'interrogations sur la nécessité d'écrire ou le but de l'existence, mais une description  de la vie des gens simples, qui tentent simplement de survivre et de s'en sortir.

Donc, en résumé, on trouve chez Chamoiseau un côté exotique et dépaysant mais aussi une peinture de l'universel humain. A cela il faut ajouter tous les mots créoles dont il parsème son ouvrage, juste assez pour nous faire sentir une réalité autre, mais tout en sachant rester modéré, afin de ne pas entraver la bonne compréhension du discours. Et à côté de cela, il y a sa manière imagée de s'exprimer, cette petite touche qui fait qu'on sait qu'on a à faire à un écrivain (et pas à un écrivant ?)

« Le dimanche après-midi, Fort-de-France devenait un silence. On ne voyait passer qu'un vent marin, dénoncé par les poussières, et les miettes de la vie. »

Ce silence du dimanche après-midi, lorsque toute activité est interrompue, est rendu en deux petites phrases, avec notamment ce vent qui « passe », invisible et à peine dénoncé par les poussières qu'il transporte (ce qui renvoie à la pauvreté et à la saleté ambiante, à la chaleur et à la sécheresse aussi). Quant aux « miettes de vie » elles rappellent que les hommes sont bien là, ancrés dans ce paysage, même si on ne les voit pas et que leur existence s'écoule irrémédiablement, avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs.

Ou bien, on trouve des phrases comme la suivante :

« La messe du soir aimantait l'existant. Des négresses à chapelets, porteuses d'âges sous des voiles noirs et des bijoux d'or massif, clopinaient sur le trottoir en une lente transhumance. »

Au calme de l'après-midi, succède donc la messe du soir, qui vient redonner un peu d'animation à la ville assoupie dans la chaleur de l'été des tropiques. On notera le terme « l'existant » qui est pour le moins inhabituel. Quant à ces négresses (mot que Chamoiseau peut employer en tant que mulâtre, ce qui est pour lui une manière de revendiquer une sorte de négritude à la Senghor), leur description est assurément comique. Les mots  « négresses à chapelets » les figent dans leur rôle religieux, les désignant déjà comme bigotes respectueuses des règles extérieures de la religion, s'enfermant dans des litanies de prières aussi stériles que ridicules. « Porteuses d'âges » (notez le pluriel, qui renvoie les négresses dans une éternelle vieillesse), elles sont forcément veuves. Mais l'auteur juxtapose les « voiles noirs » et les « bijoux d'or », dans une sorte d'oxymore redoutable qui finalement nie l'authenticité de leur veuvage. Certes, elles portent un deuil éternel, mais en même temps elles s'affichent avec des bijoux luxueux et voyants, ce qui ne cadre pas avec leur condition première. Et ne parlons pas de l'adjectif « massif », qui insiste sur le prix exorbitant de ces bijoux (ce qui est contradictoire avec le statut de veuves pieuses qu'elles veulent se donner), et en même temps constitue une touche ironique à l'encontre de leur désir de paraître et de se faire voir. Le fait qu'elles « clopinent » n'est certes pas valorisant à leur égard, mais le mot « lente transhumance » l'est encore moins. Assimilées à des brebis idiotes qu'en emmène où on veut, elles semblent réduites à un troupeau stupide, mot qui donne à son tour une idée sur leur nombre qui doit être important. Voilà donc comment en deux petites phrases on peut faire passer toute une réalité sociale et présenter avec humour ce qui est en fait une critique virulente.

Rien que pour des phrases comme celles-là, le livre de Chamoiseau vaut le détour et comme je le disais au début, il se pourrait bien que ces territoires d'Outre-mer aient quelque chose à nous apporter en littérature. Un peu de sang neuf ne ferait pas de tort, non ?

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Commentaires

A mon sens, la géographie, ce sont d'abord des hommes inscrits dans des paysages et qui, partant, y vivent dans leurs us et coutumes, histoire et géographie, donc culture, étant intimement soudées.
Est-elle alors source d'une inspiration, d'un lyrisme, d'une vision du monde qui lui serait propre ?
Sans doute. En tout cas, je le ressens tel que.
Reste que par-delà, la littérature, puisqu'elle est partout humaine, tisse une toile universelle.
Un poète du cercle polaire dira son même amour, ses mêmes peurs et ses mêmes beautés, qu'un poète de l'équateur.
Mais pas la plume trempée dans le même encrier.

Écrit par : Bertrand | 16/06/2009

C'est la même plume, mais pas le même encrier. A moins que cela ne soit l'inverse...

La difficulté, c'est de parler de ce que l'on connaît (de soi ou de sa région) tout en restant universel. Si on reste trop général, on ne dit que des banalités, si on est trop dans une réalité locale spécifique, cela n'intéresse plus personne.

Ce qui attire ici chez Chamoiseau, c'est cette vie débordante qu'il décrit, si éloignée des cercles littéraires parisiens.

Écrit par : Feuilly | 16/06/2009

De Chamoiseau je lus d'abord "Solibo Magnifique" (1988), une enquête du brigadier-chef Bouaffesse et de l'inspecteur principal Evariste Pilon sur la mort du conteur Solibo victime d'une "égorgette de la parole". Chamoiseau lui-même auteur de ce roman est placé en garde à vue.

Puis "L'esclave vieil homme et le molosse" (1997):
"Du temps de l'esclavage dans les isles-à-sucre, il y eut un vieux-nègre sans histoires ni gros-saut, ni manières à spectacle. Il était amateur de silence, goûteur de solitude. C'était un minéral de patiences immobiles. Un inépuisable bambou. On le disait rugueux telle une terre du Sud ou comme l'écorce d'un arbre qui a passé mille ans. Pourtant, la Parole laisse entendre qu'il s'enflamma soudain d'un bel boucan de vie."

Et dans le droit fil de la question évoquée, celle du particulier, du singulier et de l'universel, le dernier roman (2009) de Chamoiseau, "Les neuf consciences du malfini" :
Chamoiseau, qui s'est surnommé "Oiseau de Cham" propose un conte philosophique où les rôles sont tenus par des volatiles de toutes espèces.
L'un d'eux, un grand rapace éprouvé par le chahut d'un cyclone, vient un jour se réfugier dans son jardin d'écrivain. Un lieu bien concret mais aussi une étendue ouverte à l'imaginaire : dès les premières lignes Lewis Carroll et Kafka sont cités. L'animal fait au "marqueur de paroles" le récit remarquable de ce qui s'est déroulé sur le territoire dont il était le maître, la combe de Rabuchon dans la commune de Saint-Joseph, à quelques kilomètres de Fort-de-France.

Écrit par : Michèle | 16/06/2009

Lâchons le mot : La relation plume/encrier est dialectique, l'un(e) et l'autre ne pouvant exister sans l'autre...
En filigrane, tu poses donc le problème des littératures et des écritures "régionalistes."
C'est, pour anecdote, le mépris dont Mitterrand avait couvert Mauriac : Un bon écrivain régionaliste.

Écrit par : Bertrand | 16/06/2009

Mauriac régionaliste? Elle est bonne celle-là. Certes, ses livres sont fortement ancrés (et non "encrés") dans son Sud-Ouest natal et on y vit au milieu des vignes et de la chaleur bordelaise, mais par ailleurs quelle description de l'âme humaine!

Écrit par : Feuilly | 16/06/2009

Lyonel Trouillot, écrivain (Haïti, Port-au-Prince) dit ceci :

Il serait illusoire de penser une littérature qui dise "le monde actuel". L'actualité du monde n'est pas la même partout. Pour ce qui concerne l'actualité, les littératures ne pourront dire, chacune, que ce qu'elles savent du monde. Il n'y a pas une seule lecture à faire de tout le réel. Aucune société n'a le droit d'imposer son âge comme la norme. Les littératures, dans leur saisie du référent, ne disent que des parcelles du monde, sa fragmentation. Elles ne peuvent être que les formes historiques du travail de l'écriture. (...)
Dire que les littératures ne disent que des parcelles du monde n'est pas nier la belle tentation qu'a l'écriture de dire l'humain. Sa grâce. Ses enfers. Sa quête perpétuelle d'un au-delà des frontières. Son besoin de doute et de vérité. Les êtres humains sont au monde sans accepter d'être réduits à cette condition immédiate, périssable, et l'écriture est l'un des lieux de découverte et d'expression de ce refus. (...)
Ce qui nourrit l'écrivain de langue française (les écrivains français peut-être moins que les autres, c'est dommage pour eux), c'est le flot de textes de tous les lieux où on écrit français.
Les littératures de langue française doivent constituer un patrimoine pour l'ensemble du lectorat de langue française. En finir avec les embrigadements, les hiérarchies et mettre à portée des lecteurs ces multiples traversées de l'histoire et ces multiples expériences langagières qui, en français, témoignent à part égale du futile et de l'essentiel, l'essentiel demeurant la difficulté et le voeu de vivre.

Écrit par : Michèle | 16/06/2009

Michèle, notre encyclopédie vivante qui a toujours une citation judicieuse à apporter.
Tu apprends par coeur les livres que tu lis ou quoi?

Écrit par : Feuilly | 16/06/2009

Cher ami, les livres ça se prend dans la main, ça s'ouvre à l'endroit qu'on cherche et voilà, ya plus qu'à copier !
Internet fait lire et relire, pour répondre aux copains...

Écrit par : Michèle | 16/06/2009

Si nous buvions un coup dans un troquet, nous parlerions de tout autre chose, en tout cas autrement. Lorsque je lis ce qu'un écrivain raconte de l'échange qu'il a eu avec un tel ou une telle, je me dis immanquablement, Mais comment peuvent-ils se dire tout ça, sans se référer de visu à tel ou tel livre ?
Bref tu l'as compris, sans la béquille des livres physiques, je parlerais autrement. Alors "encyclopédie vivante", raté mon cher ! j'ai dit raté, pas ratée :-)

Écrit par : Michèle | 16/06/2009

"Un homme qui lit sans un crayon à la main, dort"
Voltaire

"Alors, Machin, comment vas-tu ? Mais t'as bonne mine, dis donc ! Et le crayon, comment il va ?"
Chirac, en visite en Corrèze, à un Conseiller général.

Vous voyez le rapport ? Non ?
Moi non plus...

Cher Feuilly, j'espère que tu auras compris que je ne faisais pas mienne la boutade de Mitterrand, quoique le catholique Mauriac ne soit pas précisément ma tasse de thé.

Écrit par : Bertrand | 17/06/2009

Il est catholique, en effet (et pas un peu), mais sa description de l'âme humaine relève de l'enfer.

Écrit par : Feuilly | 17/06/2009

Tout à fait d'accord...
Et je serais menteur, affirmant que je n'ai pas, dans d'autres années, éprouvé du plaisir à le lire.
Catholique torturé.

Écrit par : Bertrand | 17/06/2009

« Le Magazine des Livres » du mois de mars (mars-avril 2009) a publié un dossier consacré à Mauriac, sous le Bic (l’encre a séchée dans l’encrier depuis 1950 et la plume est dans la cave, tout fout l’camp mon pauvre Monsieur !) de Pierre Cormary . Il mérite le détour.

http://www.magazinedeslivres.com/page7/page26/page26.html

Écrit par : Halagu | 17/06/2009

"On se dit que le roman français qui s'était un peu assoupi pendant quelques décennies..."

Il ne s'est pas assoupi du tout. Simplement la "scène romanesque" depuis trois décennies est devenue un véritable patchwork, On n'a plus "d'écoles", de "courants", de prescriptions d'écriture. Le roman est devenu un genre protéiforme qui peut emprunter les voies les plus inattendues. On n'est pas avec la littérature dans quelque chose qui progresse ou qui régresse. Les formes nouvelles n'infirment pas les anciennes. Elles s'ajoutent. On est dans des stratifications (cf Le "Don des morts" de Sallenave), des juxtapositions. Si bien qu'on n'a plus les grandes figures nationales que tout un peuple connaissait. On a une multitude de territoires, d'écrivains. Je dirais autant d'univers que d'écrivains. C'est d'une richesse inouïe.

Je prendrai simplement plaisir à citer des noms (que j'ai lus), d'écrivains (romanciers) de langue française qui ont publié à partir des années 70-80 (je ne cite ni poètes, ni nouvellistes) :

François Bon, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Jean-Louis Kuffer, Jean Echenoz, Marie Redonnet, Florence Delay, Sylvie Germain, Alain Nadaud, Pascal Quignard, Olivier Rolin, Xavier Hanotte, Michel Rio, Michel Besnier, François Salvaing, Christian Gailly, Eric Faye, Raymond Bozier, Danièle Sallenave, Marie Ndiaye, Patrick Deville, Christian Oster, Eric Laurrent, Jacques Serena, Pascale Roze, Christine Montalbetti, Roger Bordier, François Taillandier, Pascale Petit, Jean Rouaud, Bernard Chambaz, Michèle Desbordes, Michel del Castillo, Patrick Chamoiseau, Jean-Paul Goux, Eugène Savitzkaya, Richard Millet, Jean-Marie Rouart, François Sureau, Marie Cosnay, Paula Jacques, Suzanne Bernard, Cécile Wajsbrot, Eric Chevillard, Laurent Mauvignier, Mathieu Belezi, Jean-Philippe Toussaint, Lyonel Trouillot, Eric Pessan, Christine Jordis, Natacha Michel, Claude Pujade-Renaud, Yves Ravey, Leslie Kaplan, Jean-Pierre Ostende, François-Olivier Rousseau, Xavier Bazot, Nathalie Quintane, Antoine Volodine, etc.

Écrit par : Michèle | 19/06/2009

Michèle, la lectrice qui a tout lu et tout retenu...

Écrit par : Feuilly | 19/06/2009

Hi hi .

Écrit par : Michèle | 19/06/2009

ce que je cherchais, merci

Écrit par : Nina_Tool | 19/09/2009

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