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16/08/2008

Leo Ferré, "Le bateau espagnol"

Le Bateau Espagnol

J'étais un grand bateau descendant la Garonne
Farci de contrebande et bourré d'Espagnols
Les gens qui regardaient saluaient la Madone
Que j'avais attachée en poupe par le col
Un jour je m'en irai très loin en Amérique
Donner des tonnes d'or aux nègres du coton
Je serai le bateau pensant et prophétique
Et Bordeaux croulera sous mes vastes pontons

Qu'il est long le chemin d'Amérique
Qu'il est long le chemin de l'amour
Le bonheur ça vient toujours après la peine
T'en fais pas mon ami, je reviendrai
Puisque les voyages forment la jeunesse
T'en fais pas mon ami, je vieillirai.

Rassasié d'or ancien ployant sous les tropiques
Un jour m'en reviendrai les voiles en avant
Porteur de blés nouveaux avec mes coups de triques
Tout seul mieux qu'un marin, je violerai le vent
Harnaché d'Espagnols remontant la Garonne
Je rentrerai chez nous éclatant de lueurs
Les gens s'écarteront saluant la Madone
En poupe par le col et d'une autre couleur

Qu'il est doux le chemin de l'Espagne
Qu'il est doux le chemin du retour
Le bonheur ça vient toujours après la peine
T'en fais pas mon ami je reviendrai
Puisque les voyages forment la jeunesse
J' te dirai mon ami : à ton tour !
À ton tour...



Le thème du bateau, comme chez Rimbaud, symbolise le désir de partir au loin, vers des pays inconnus, des pays de rêve.

La Garonne elle-même, ce grand fleuve du Sud, contient déjà des éléments oniriques évidents. L’Amérique, dans l’imaginaire européen, est par définition le pays de tous les possibles depuis l’épopée de Christophe Colomb (voir aussi l’immigration italienne).

Le bateau de Ferré ne doit pas naviguer dans la légalité, on s’en doute. Il s’agit de prendre des chemins de traverse, d’où la contrebande.
Contrebande dont le bateau est « farci » histoire de montrer qu’il est rempli jusque dans ses moindres recoins de produits interdits. Ce terme « farci » connaît un prolongement avec le mot « bourré », qui dénote un aspect quantitatif.

Le thème de l’Espagne revient souvent chez Ferré. Dans son imaginaire, c’est l’Espagne de Garcia Lorca, de la guerre civile, bref un pays où, politiquement, on se bat contre le fascisme pour conquérir sa liberté. De plus, d’une manière générale, l’Espagne est un pays qui fait rêver (voir l’expression « bâtir des châteaux en Espagne »).

La Madone attachée en poupe par le col a de quoi surprendre. Habituellement, c’est une figure féminine à connotation érotique que l’on fixe à la proue du navire (notamment une sirène qui a de préférence les seins nus). Ici, il y a renversement de la situation classique : la statue se trouve à l’arrière du navire. Ainsi, au lieu de se dresser fièrement contre les flots et d’ouvrir symboliquement le passage , elle suit dans une attitude passive. D’ailleurs elle est pendue par le cou (allusion à la balade des pendus de Villon ?) et donc est balancée au gré des courants et des vents. De plus, il s’agit d’une madone, ce qui renvoie à un contexte religieux. Faut-il interpréter cela comme un acte de provocation de la part du capitaine du navire ? Sans doute. Au lieu de mettre son voyage sous la protection divine, en plaçant une statue de saint à l’avant, il fait suivre son bateau par cette madone qui pend ridiculement à l’arrière.

D’un autre côté, tout texte étant polysémique, le lecteur/auditeur est libre d’y trouver une autre interprétation. Ainsi la madone ne renvoie par forcément au contexte religieux. Elle est peut-être tout simplement un symbole de la virginité. Virginité de la jeune fille pure qui contraste avec les marins espagnols contrebandiers. Désir de tourner cette pureté en ridicule ? Peut-être, mais personnellement je pencherais plutôt pour une métaphore. Même si ce voyage est par définition répréhensible (on ne doit pas faire de contrebande comme on ne doit pas fait réaliser un pareil voyage au pays du rêve), il est placé tout de même sous le signe de la virginité. Non seulement il s’agit d’un premier voyage, mais le motif qui l’anime est pur : conquérir l’impossible.

Le but du voyage n’est pas d’aller fonder une colonie ou de piller ces contrées lointaines mais de « donner des tonnes d'or aux nègres du coton ». Une nouvelle fois on assiste à un renversement de la conduite habituelle. Ferré ne part pas en Amérique pour s’enrichir mais pour soulager les descendants des anciens esclaves. Comment ? En leur distribuant les « tonneaux d’or » que les Conquistadores ont volés aux Indiens.

Du coup, le bateau est dit « prophétique », ce qui replace l’expédition en cours sous le signe de la religion. Mais ici, il ne s’agira pas d’aller évangéliser les sauvages de force mais plutôt de soulager leurs misères. La bonté ne se trouve donc pas du côté des officiels (soldats ou religieux) mais du côté de ces contrebandiers au cœur tendre.

« Bordeaux » : allusion au port de l’Atlantique d’où partaient souvent les bateaux pour l’Amérique. Bordeaux c’est aussi la ville où Montaigne fut magistrat et même si rien n’indique que Ferré pensait à cela, rien n’empêche le lecteur, qui vient avec son propre imaginaire, de faire référence à cette haute figure de la littérature qu’était Montaigne.

Mais Bordeaux c’est aussi une ville indépendante, longtemps éloignée de la France puisque sous influence anglaise pendant une bonne partie du Moyen-Age. Bordeaux c’est le commerce du vin et une ville tournée vers le grand océan (idée de liberté).

« mes vastes pontons. » On s’attendrait plutôt à ce qu’il soit fait allusion aux larges quais de Bordeaux ou à ses embarcadères, mais une nouvelle fois nous assistons à un renversement des valeurs : c’est le bateau qui a de larges pontons et Bordeaux en sera tout ébranlé.

Ensuite, le poète nous indique bien que ce voyage vers l’Amérique n’est pas vraiment un voyage dans l’espace mais plutôt un voyage intérieur (initiatique ?). Il s’agit de conquérir l’amour, mais hélas, le chemin qui y mène est long.

Arrivé à ce stade, l’engouement du début semble marquer le pas et les marins découvrent la difficulté de leur entreprise. Comme chez Rimbaud, l’idée du retour surgit. («je reviendrai »)

« Rassasié d'or ancien » : idée de plénitude confinant au dégoût. Cet or est dit ancien probablement par référence à celui des conquistadores. « Les tropiques » renvoient à ce
monde mythique et imaginaire où le bateau est parvenu.

« Un jour m'en reviendrai les voiles en avant » : ici, pour le retour, les voiles sont en avant (on ne parle plus de la madone à la poupe).

« blés nouveaux » : le blé est le symbole par excellence de la germination. Ferré veut donc dire qu’il ramène des tropiques des souvenirs et des expériences qui vont fructifier dans sa nouvelle vie en Europe.

« je violerai le vent » : idée opposée à la virginité de la Madone. Le vent représente évidemment l’élément porteur mais il est aussi un élément hostile et dangereux. Le fait de le violer indique que c’est bien le marin qui est maître de sa destinée. C’est lui qui décide où ce vent va l’emporter.

Puis le voilà de retour au pays, « harnaché d'Espagnols, remontant la Garonne ».

« chez nous » est donc le foyer, le pays où on est né. Ferré revient chez lui, tel Ulysse revenant à Ithaque. Les gens saluent toujours la Madone, amis cette fois ils ne la contemplent plus, ils s’en écartent avec respect (ou crainte) car le poète est désormais porteur d’une vérité supérieure.
Madone qui est devenue d’une autre couleur à la suite du voyage. Effet de la mer et des grands vents ? Ou bien est-elle devenu une Indienne ?

« Qu'il est doux le chemin de l'Espagne » Car la Garonne prend sa source dans les Pyrénées espagnoles (massif de la Maladeta), ce qui permet de renvoyer à ce pays mythique pour Ferré. Le « chez nous » devient étrangement l’Espagne peut-être à cause du nombre d’Espagnols embarqués à bord, peut-être pour indiquer qu’on remonte jusqu’à la source. Dans tous les cas, il s’agit bien d’atteindre un pays hors du commun.

« Le bonheur ça vient toujours après la peine .» Sous la forme d’une sentence, Ferré indique que le bonheur est finalement ici, mais à condition bien entendu, d’être d’abord allé là-bas.
Conseil qu’il lance à son public : « A ton tour... »



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Commentaires

De billet en billet , surprise...
d'escale en escale, un voyage...
De Ferré à Feuilly, une parole...
Ce bateau, il est "Je" et ce voyage qui le ramène, flamboyant, généreux et aimant, c'est celui d'un homme qui a bourlingué pour s'user le coeur, en adoucir le chant aux épreuves de la vie jusqu'à donner... puisque ses fruits sont mûrs. C'est un homme de vendanges et de moissons, un homme heureux d'être en automne, pas résigné vanqueur... de la peur, de la vanité, de la solitude. Un homme d'encre fertile, de calme, de réflexion. Il descend du navire et épouse la terre dans un accord profond. Je l'imagine, heureux de cueillir un fruit, d'arroser une plante, d'arracher quelque mauvaise herbe pour en faire un bouquet avec des petites fleurs sauvages. Je l'imagine, dos contre glèbe sourire aux dieux, les yeux suivant la course des nuages, puis libre et têtu comme Sisyphe redescendant de sa montagne avec sa pierre qui roule devant lui (Sisyphe heureux celui de Camus). Il sait qu'il est plus proche de la mort qu'avant alors il s'attarde et butine chaque jour qui se lève comme la plus belle des fleurs, peut-être seul, peut-être pas... Et ses colères, ah ses colères ! Il n'a pas été marin et contrebandier pour rien ! ça tonne et ça roule tout illuminé d'éclairs...
Ce bateau, il est bien beau, à vous damner, à vous donner envie de lever les yeux d'une tapisserie sans autre importance que la patience et la résistance...
Ah, Ferré... vraiment...

Écrit par : Christiane | 16/08/2008

Ah, Feuilly...vraiment...

Écrit par : Christiane | 16/08/2008

Remarquons que les paroles de la chanson ne sont pas par Léo Ferré mais par Michèle Arnaud.

Écrit par : Samuel Rozemond | 19/02/2009

Précision qui s'impose, en effet.

Écrit par : Feuilly | 19/02/2009

Les commentaires sont fermés.