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26/10/2007

De la littérature comme moyen de survie.

Toujours dans le contexte de l’île (voir textes précédents) on pourrait se demander si ce lieu mythique n’est pas avant tout intérieur. Certes, on peut s’isoler à la campagne et refuser la compagnie des hommes afin de ne pas compromettre son « moi » avec ce monde mercantile qui est devenu le nôtre. Mais on peut tout aussi bien opérer un repli intérieur et s’adonner par exemple à la lecture et à l’écriture, sans pour autant rompre tout à fait avec la société. Une question cependant se pose. Cette activité intellectuelle qui nous apparaît à nous comme une échappatoire, une percée décisive contre la bêtise ambiante, ne peut-elle être qualifiée de fuite en avant, de refuge, voire de régression ?

Pour le dire autrement, est-il normal de lire (ou d’écrire) ? Un être normalement constitué a-t-il besoin de ce jeu qui consiste à vivre ou à créer des mondes imaginaires ? Un homme (une femme) adulte, en pleine maturité, est supposé(e) agir sur le monde qui l’entoure et non pas se complaire dans la fiction ou la poésie. Sommes-nous donc des anormaux, nous qui lisons et écrivons ? Pourtant cette activité nous semble primordiale et elle ouvre assurément notre esprit à des considérations plus hautes que ne peuvent le faire la plupart de nos actions quotidiennes.

D’un autre côté l’écriture peut se révéler être une arme redoutable, par les idées qu’elle véhicule et par la critique de la société qu’elle implique. La lecture aussi, forcément. Alors, sommes-nous en retard, attardés en quelque sorte dans l’enfance, avec nos contes et nos chimères ou bien au contraire sommes-nous en avance, dénonçant déjà avant la majorité de nos contemporains les travers d’une société qui nous convient peu ?

Ceci dit l’écriture n’est pas seulement critique du monde ambiant. Elle est avant tout retour dans le fort intérieur, recherche de la vérité qui sommeille au fond de chacun de nous. Il nous appartient d’être ce que nous sommes (comme un chat est chat jusqu’au bout des griffes) et cela en dépit du contexte dans lequel nous vivons. L’idéal étant sans doute de trouver une adéquation entre nos aspirations intimes et le monde extérieur. Il faut alors passer par des compromis (c’est sans doute ce qui distingue l’âge adulte du temps de l’adolescence, plus intransigeant et surtout soucieux de trouver la pureté absolue). Les problèmes commencent quand ces compromis deviennent trop nombreux. Notre « moi » alors s’évanouit devant le « ça » (pour parler comme les philosophes, lesquels n’ont jamais rien fait d’autre que de tenter d’endiguer l’absurdité de la vie par des échafaudages théoriques bien illusoires). C’est à ce moment-là, en fait, que nous recherchons la fameuse île, afin de nous ressourcer et de redevenir nous-mêmes.

11/08/2007

Eloge de la lecture

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Fragonard, La lectrice, 1772






Avez-vous remarqué comment le fait de lire isole celui qui s’adonne à cette activité ? Dans un train ou sur un banc public, le lecteur plongé dans son livre ne voit rien du monde qui l’entoure. Impossible d’entrer en contact avec lui. Les yeux baissés, il vit en apnée dans un autre univers, il est ailleurs, à mille kilomètres de vous.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la lecture ne facilite pas les contacts sociaux. Et pour cause. Le lecteur ignore superbement ceux qui l’entourent. C’est que ce qu’il recherche dans un livre, c’est avant tout une coupure avec son quotidien. La lecture, quelque part, est donc une fuite. Une fuite dans l’imaginaire, enrichissante, certes, mais une fuite tout de même. S’isoler et partir ailleurs, tel est finalement le moteur de cette démarche. Rechercher d’autres univers, d’autres mondes, où la vie serait enfin supportable. Ou au contraire plonger dans l’horreur de l’existence, toucher du doigt son non-sens et cela par la découverte de la vie fictive de personnages de papier.

Car le paradoxe est là : celui qui vous regarde lire a l’impression que vous ne faites rien, que vous êtes inactif. Yeux baissés, vous semblez endormi. Refusant de vous engager dans la vie ordinaire, vous êtes perpétuellement en retrait. Pourtant, vous qui dévorez les lignes qui défilent devant votre rétine, vous avez au contraire l’impression inverse : celle d’une activité primordiale. C’est que dans les livres, on va à l’essentiel, sans se perdre dans la grisaille insignifiante du quotidien. Don Juan voudra essentiellement conquérir les belles et Rodrigue épouser Chimène. Madame Bovary courra droit au suicide tandis que Rimbaud plongera pour une saison dans l’enfer qu’il s’est créé. Beckett dira l’absurde, Camus le dénoncera et Malraux tentera d’y échapper comme il pourra. Ce qui fait que vous en apprenez plus sur la vie et sur vous-même en un seul livre qu’en une année d’existence. Ce qui ne semblait qu’un loisir, un passe-temps, se révèle être un catalyseur. C’est pour cela que les yeux baissés, plongé dans votre lecture, vous vous coupez du monde et ignorez celui (ou celle) qui vous observe.

On pourrait faire la même remarque au sujet de l’écriture. Est-elle fuite en avant, refus d’avoir un comportement normal ou bien au contraire une activité essentielle, vous permettant d’exister enfin par le processus de la création ? Autrefois je me suis souvent posé cette question. Les gens « normaux » n’écrivent pas, ils vivent, tout simplement. Ils ont un travail, des enfants, des loisirs. Ils sont engagés dans la société qu’ils tentent de modifier dans le sens qui leur convient par leurs actions (actions humanitaires, engagement politique ou syndical, etc.). L’écrivain, lui, s’isole devant sa feuille blanche comme le lecteur le faisait devant la page écrite. Il est ailleurs. Le fait d’écrire est-il donc condamnable ? Participe-t-il à un refus de vivre la vraie vie en le remplaçant par la création d’un monde imaginaire qui serait meilleur ? Autrement dit, écrire serait-il une démarche puérile, proche du jeu, qui éviterait les engagements réels ? Je l’ai cru autrefois, mais ayant pourtant un travail, des enfants et étant engagé dans différentes actions, il m’apparaît aujourd’hui que c’est l’écriture, comme la lecture, qui va à l’essentiel. Coupée du monde en apparence, elle peut, non seulement donner un certain sens à votre existence (puisqu’elle vous incite à mettre clairement, noir sur blanc, ce que vous ne faisiez que pressentir confusément) mais aussi, par la force des mots, agir indirectement sur le monde extérieur.

Mais dans tous les cas, l’écriture comme la lecture sont des activités qui relèvent d’une même vocation et qui sont finalement liées à une certaine ascèse. C’est sans doute pour cela que l’attitude du lecteur, les yeux baissés, non par modestie mais par concentration intérieure, le fait ressembler à un religieux plongé dans la méditation. Sorte d’ermite contemporain, il vit en marge de ses frères humains, ne communiquant vraiment qu’avec les autres lecteurs, avec lesquels il a des affinités et avec lesquels il partage une pensée commune. Semblable à un ordre monacal, la secte des lecteurs ne comporte que des initiés, sensibles aux choses intemporelles et intangibles. Ils se comprennent entre eux, mais s’ils aiment les échanges, il faut surtout leur accorder le temps de s’isoler car c’est de la rencontre entre leur regard et la chose écrite que naît leur plaisir.

Après le portrait d’une lectrice par Fragonard, représenté ci-dessus, on pourrait proposer d'autres peintures abordant le même thème (ce qui, soit dit en passant, est une manière de concilier deux arts: la peinture et la littérature, la première parlant de la seconde). On aura bien entendu le tableau de Van Gogh:


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Mais aussi celui-ci, intitulé jeune femme en bleu, de JohannesVermeer (Vermeer de Delft):

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Ou bien encore, la liseuse, toujours de Vermeer:


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Sans oublier, de Friedrich Heinrich Füger, une Marie-Madeleine sortant de sa lecture et méditant:



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Chez les modernes, citons la liseuse de Monet:


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Celle de Matisse:


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Ou encore celle de Renoir:



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Bref, on n'en finirait plus de répertorier les peintres qui ont représenté le phénomène de la lecture. Remarquons en passant que pour ce faire ils se sont surtout intéressés aux jeunes femmes plutôt qu’aux hommes. Ces femmes ont toujours les yeux baissés ce qui renforce leur inaccessibilité. Un parallèle se dessine donc entre la lectrice qu’on ne peut déranger dans sa lecture et la femme dont on ne peut attirer l’attention. Inabordable par définition, fermée à l’amour de l’homme qui la désire, elle reste isolée, perdue dans son fort intérieur, telle qu’en elle-même l’éternité la change.

C’est sans doute de cela que Dominique Autié voulait parler sur son blogue
(http://blog-dominique.autie.intexte.net/blogs/index.php/2...), quand il a établi un parallèle entre l’obscénité qu’il y a à contempler la lectrice et celle qu’il y aurait à imaginer la scène primitive telle que Freud la définissait. Il ne nous appartient pas de déranger cette lectrice, isolée dans sa lecture comme la femme l’est dans sa perfection.