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01/07/2009

La cuisine

Maison poème

Chez nous, en ce temps-là, il n'y avait pas beaucoup d'argent. Chez les autres non plus, à vrai dire, mais chez nous il y en avait encore moins que chez les autres. Alors, si je devais vous décrire les meubles de la cuisine, je serais bien embêté parce qu'il n'y en avait pas.

Heureusement, la pièce était très petite, comme toute la maison d'ailleurs, ce qui fait que le visiteur qui entrait n'était pas frappé par cette absence de meubles, pourtant bien réelle. Dans le prolongement de la porte, contre le mur de gauche, trônait une desserte à roulettes. On n'a jamais su pourquoi ma mère l'avait achetée car elle n'a jamais servi à rien, si ce n'est à déposer la cage du canari. Celui-ci, par contre, on savait bien à quoi il servait : son rôle était d'égayer la maison et de faire oublier sans doute que nous étions un peu démunis. Alors, éternel prisonnier dans sa cage, le pauvre s'acquittait du rôle qui lui avait été assigné en chantant du matin au soir. Il chantait bien en plus et très juste. Je l'écoutais pendant des heures, étonné quand même qu'il prît tant à cœur son travail de forçat. Je me disais en le contemplant qu'il y avait plus mal loti que nous. Condamné à la prison à vie, il chantait quand même et exultait sa joie de vivre en petit philosophe qu'il était. Parfois je me demande s'il ne m'a pas appris davantage de choses sur la vie que les frères des écoles chrétiennes, mais bon, ce n'est pas là notre sujet et nous en parlerons une autre fois.

A part la desserte et son canari, donc, il n'y avait rien contre le mur de gauche. Au bout, dans le coin, on trouvait l'évier (d'origine). Un rideau à fleurs habilement passé dans une tringle cachait les ustensiles qu'on déposait en dessous, comme le savon et les éponges.

Le mur du fond, en prolongement de l'évier, ne comportait qu'une fenêtre ainsi que la porte donnant sur le jardin. Au printemps on enlevait les grands rideaux blancs supposés nous protéger du froid hivernal (ce qu'ils faisaient bien mal, à vrai dire) et on les remplaçait par de petits rideaux avec des motifs représentant des cerises rouges. Cette couleur égayait aussitôt la pièce, que la lumière envahissait soudainement grâce à la partie de la vitre désormais laissée libre. C'était une joie, quand je revenais de l'école, de découvrir que les petits rideaux à cerises rouges avaient refait leur apparition. Ils annonçaient déjà l'été et le retour des grandes vacances.

Durant ces étés caniculaires (avez-vous remarqué comme les étés étaient toujours beaux et chauds dans nos enfances ?), la porte restait grande ouverte et un rideau en plastique composé de lanières de différentes couleurs retenait la chaleur à l'extérieur tout en empêchant les insectes d'entrer. C'était un plaisir délicieux, avec ma petite voisine, de passer et de repasser sans arrêt entre ces rubans qui sentaient bons la matière synthétique, jusqu'au moment évidemment où un adulte s'apercevait de notre manège. On se faisait alors réprimander vertement sous prétexte que nous allions abîmer le précieux rideau, qui n'était pas un jouet. Pourtant, étant donné la chaleur étouffante qui régnait à l'intérieur de la cuisine, complètement privée d'air, et le nombre de mouches qui volaient dans tous les sens, je me disais que ce rideau si inefficace n'avait d'autre but que d'agrémenter mes journées, notamment en me permettant de frôler délicieusement les membres ou le dos dénudés de ma compagne de jeu, qui, si elle avait déjà franchi les rubans multicolores et était ainsi devenue invisible à mes yeux, ne semblait jamais assez rapide pour s'esquiver, sans qu'on sût jamais si elle le faisait exprès ou pas.

Mais je m'égare, revenons à notre description. Au milieu du troisième mur de la cuisine, trônait le grand poêle de fonte, sorte de gros crapaud énorme qui occupait un cinquième de la pièce à lui tout seul et qui, en hiver, était capable d'ingurgiter une quantité astronomique de bois de chauffage. Ce bois que mon père allait couper lui-même en pleine en forêt durant les mois d'été, ce bois qu'il avait dû transporter jusqu'à la maison, puis qu'il avait dû refendre, scier et finalement empiler dans la remise du jardin, ce bois, dis-je, voilà que ce gros bêta de poêle l'avalait sans aucune retenue, en demandant et en redemandant sans cesse. Il était semi-circulaire, avec une taque noire où s'engouffraient les bûches et, sur les côtés, des garnitures chromées qui déformaient le visage de l'imprudent qui osait se regarder dedans. Je me souviens des matins d'hiver, avant l'école, quand je grignotais une gaufre (ces grosses gaufres nourrissantes faites dans un moule en fonte qu'on disposait directement au-dessus de la flamme), les pieds dans le four latéral du poêle qu'on venait juste d'allumer. C'est qu'il avait bien du mal à combattre la froidure de la nuit qui continuait à s'éterniser dans la pièce et qui avait laissé aux vitres ces roses magnifiques que je contemplais avec émerveillement dans mon demi-sommeil, quand je ne me mirais pas dans les garnitures en chrome qui me renvoyaient l'image d'un bien étrange personnage qui n'était autre que moi-même.

Quant au quatrième et dernier mur, il était un peu la honte de la maison, aussi s'arrangeait-on souvent pour que les visiteurs, si d'aventure il s'en trouvait, lui tournassent d'office le dos. C'est que contre ce mur, là où aurait dû se dresser un beau meuble en chêne, un vaisselier de style ou un de ces mastodontes tout d'une pièce qui font l'orgueil des familles de génération en génération, se cachait, derrière son rideau, une ridicule petite étagère. Et encore, quelle étagère ! Elle n'était même pas faite de ce bois stratifié et lisse qu'on trouve dans les magasins et qui, s'il n'est d'aucune beauté, offre au moins l'avantage d'être facile à nettoyer. Non, ce qui misérablement était adossé au mur, c'était un simple rayonnage de bois brut à peine raboté, dont beaucoup n'auraient même peut-être pas voulu pour leur cave. On y rangeait toute la vaisselle et surtout ces casseroles émaillées pleines de coups dont je me demandais  toujours de quelle guerre elles étaient les rescapées. Pour cacher tout cela (quand même!), un rideau monté sur sa tringle, le même rideau, ô luxe inouï, que celui qui dissimulait le dessous de l'évier, preuve que la maîtresse de maison avait du goût et qu'elle aurait accompli des merveilles si les moyens lui avaient été donnés. Comme ce n'était pas le cas, elle se rabattait, avec cette dignité qu'ont les gens démunis, sur ces petites coquetteries qui rendent agréables des maisons qui sans cela ne le seraient vraiment pas.

Car en ce lieu, même si c'était une cuisine, il ne fallait pas chercher de frigo, sans qu'on sache bien si c'était le manque de liquidités du ménage ou l'exiguïté de la pièce qui en avait rendu la présence impensable. Il ne fallait pas chercher non plus de poste de télévision, ni dans cette pièce-ci ni dans aucune autre d'ailleurs. Le luxe et la modernité, ce n'était pas pour nous et ma foi c'était peut-être mieux ainsi. Pour l'enfant solitaire que j'étais (quand la petite voisine n'était pas là, ce qui arrivait souvent, soit qu'elle eût trouvé des filles de son âge pour s'amuser, soit que, déjà, elle me fût infidèle) il ne me restait plus qu'à apprivoiser mes rêves et à contempler les formes étranges que prenaient les nuages quand le vent les poussait en troupeaux indisciplinés vers l'horizon inconnu.

 

09:45 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : littérature, la cuisine