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10/10/2007

Zeugma et autres anacoluthes

Un commentateur de l’article précédent a cité le zeugma ou zeugme (du grec ζεuγμα/ zeûgma, « joug, lien ») comme autre figure de style. Poursuivons notre parcours des figures de style et notons qu’il existe deux types de zeugma :

- Dans le premier cas, on ne répète pas un élément, par exemple le verbe, comme dans la phrase « L'un poussait des soupirs, l'autre des cris perçants ». Cette tournure apparente le zeugma a un raccourci. Ceci dit, on pourrait se demander dans notre exemple s’il s’agit bien d‘une figure de style au sens propre et si ce n’est pas la répétition du verbe qui en serait une, rendant la phrase plus poétique.

- Dans le deuxième cas, on met sur le même plan des éléments qui ne devraient pas s’y trouver. Ce parallélisme provoque la surprise. Il est parfois comique, parfois poétique.

o « Vêtu de probité candide et de lin blanc » (Victor Hugo)
o « Il parlait en anglais et en gesticulant. »
o « Les moutons suivaient le berger, et le berger le fil de ses pensées. »
o « Il prit son chapeau et la porte. »
o « Retenez cette date et une place dans le train. »
o « Il prit un café et un train. »
o « Il faisait nuit, et moi du vélo. »

Le zeugma poussé à l’extrême de ses limites (par exemple en associant un verbe transitif et un verbe intransitif) peut s’apparenter à l’anacoluthe. Par exemple : « J’ai vu et j’ai parlé à mes amis. »


L’anacoluthe (nom féminin, soit dit en passant) est une rupture de la construction syntaxique. Le mot anacoluthe vient du grec (aνακόλουθον/anakólouthon), « qui n’est pas à la suite de ». (préfixe privatif « an » et « aκόλουθος/akólouthos », « qui suit, qui s’accorde ». Notre mot acolyte a la même racine.
Il existe plusieurs types d’anacoluthes.

- Soit la phrase commence par un mot qui n’a pas de fonction grammaticale: « Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé »

- Soit le complément qui suit le verbe n’est pas celui qu’on attendrait : « J’ai vu et j’ai parlé à mes amis ». On parle alors de zeugma grammatical (preuve, une fois de plus, que toutes ces figures s’interpénètrent).

- Soit on a une ou plusieurs propositions subordonnées qui ne se rattachent à aucune proposition principale : « Quand tout dort, que la lune brille, mais il fait jour ».

L’anacoluthe est donc bien une « faute » de syntaxe. Elle est souvent liée à la langue parlée et est rarement volontaire, à la différence du zeugma. Cependant, on trouve des anacoluthes voulues chez des poètes connus, comme chez Baudelaire, dans ses vers célèbres :

« Exilé sur le sol au milieu des huées
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »).

Pour terminer et revenir à notre zeugma initial, notons que ce terme est aussi le nom d'une cité antique située sur l’Euphrate (Turquie actuelle) près de la frontière syrienne, au Sud du pays (route de la soie). Elle fut fondée par un général d’Alexandre. Située de part et d’autre du fleuve, ce qui constitue une position stratégique importante, elle a pris logiquement le nom grec de Zeugma (« lien »). En 1995 on commença à construire un important barrage sur l'Euphrate, qui allait inonder toute la région. On entreprit des fouilles de toute urgence, lesquelles permirent de mettre au jour une organisation urbanistique très évoluée et de nombreux bâtiments importants. (grandes demeures patriciennes romaines, peintures murales et mosaïques d'un intérêt exceptionnel). Ces peintures et ces mosaïques sont rassemblées au musée de Gaziantep afin d’éviter leur immersion. Un examen du site proprement dit, mené après la première vidange du réservoir, a abouti à la conclusion que les bâtiments avaient grandement souffert de l'inondation et étaient quasiment détruits.


Ce thème de la destruction par les eaux d’un barrage me fait penser au livre de Penn Warren, « Les eaux montent », qui raconte comment un individu, revenu pour la circonstance dans le village de son enfance, vit l’ anéantissement programmé de ce qui fut le cadre de vie de son enfance. D’un côté il est obligé de replonger dans ses souvenirs et donc de faire le point sur sa vie, de l’autre il sait que ces souvenirs vont irrémédiablement appartenir au passé du fait de la destruction du village. Il se tourne donc vers son passé pour comprendre le présent au moment même où on lui retire ce passé sur lequel il pouvait enfin s’appuyer. Une belle réflexion sur l’homme et sa place dans le monde.

Comme quoi notre zeugma peut être fort utile. Il nous ouvre des portes insoupçonnées. Qui a dit que la rhétorique était dépassée ? Elle conduit à tout, à condition d’en sortir.




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