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19/06/2019

Train de nuit

J’étais monté dans ce train de nuit à Angoulême, sans billet, et après avoir erré un bon moment dans le couloir, j’étais parvenu à trouver un compartiment vide. Une chance inespérée ! Six couchettes avaient été disposées et je n’avais que l’embarras du choix. J’optai immédiatement pour celle du dessus, histoire de rester le plus discret possible si par malheur un contrôleur zélé se mettait en tête de vérifier les billets. Mais bon, à cette heure, on pouvait quand même espérer qu’il dormirait comme tous les autres voyageurs.

Bien installé dans mes hauteurs, je sortis de mon sac à dos un exemplaire chiffonné des Classiques Garnier et je me replongeai dans la poésie toujours aussi étonnante et ensorcelante des Illuminations de Rimbaud.  Ce sont des villes! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Il y avait de quoi en avoir le souffle coupé ! Je me mis à rêvasser tandis que mon train filait à toute vitesse vers une Espagne improbable. A la fin, je crois que je me suis endormi, bercé par le bruit monotone des roues. A un certain moment, je me suis réveillé en sursaut : le train était à l’arrêt. Que se passait-il ? Un rapide coup d’œil derrière le rideau de la vitre me rassura : on faisait une halte en gare de Bordeaux- St-Jean. Un coup de sifflet strident m’apprit que le train allait bientôt redémarrer. Et en effet, un peu plus tard, nous roulions à toute vitesse dans les Landes, dont les pins maritimes se dressaient face à l’océan, énigmatiques fantômes dans le clair de lune. C’est à ce moment que la porte du compartiment s’est ouverte et qu’elle est entrée. Elle m’a dit bonsoir avec un merveilleux accent du midi et m’a souri, pas farouche pour un sou, et plutôt enchantée de trouver quelqu’un d’éveillé avec qui faire la conversation. 

Etudiante en lettres modernes à la Fac de Bordeaux, elle s’en allait à Salamanca pour apprendre l’espagnol. Moi qui me rendais en Andalousie officiellement pour essayer de trouver un boulot saisonnier, mais surtout pour entrer en contact avec des camarades anarchistes, je me dis que ses intentions valaient bien les miennes. Nous discutâmes un moment de Rimbaud, dont elle avait repéré tout de suite la couverture fatiguée des Classiques Garnier. Puis ce fut le tour de Verlaine, de Baudelaire et de Léo Ferré. Décidemment cette petite, par ailleurs bien appétissante, semblait loin d’être une idiote, et elle commençait à me plaire. Après la poésie, on aborda les sujets politiques et là également je dois dire que nous étions sur la même longueur d’onde. Il y avait chez elle une sincérité profonde quand elle appelait de tous ses vœux à vaincre la droite capitaliste et à installer une société basée sur des valeurs humaines. On évoqua les guerres coloniales d’Irak, de Libye et de Syrie. On parla de la France de Sarkozy et de celle de Macron, puis de la mainmise de la haute finance sur toute l’économie mondiale. Elle me raconta un voyage qu’elle avait fait l’an passé à Cuba et au Venezuela, voyage qui s’était finalement assez mal terminé en Colombie, d’après ce que je pus comprendre, mais sur cet épisode trouble elle ne voulut rien me dire.  Au contraire, elle se braqua quand je lui posai quelques questions plus précises et décréta subitement qu’il était temps d’aller  dormir. Alors, elle se mit à se déshabiller sans la moindre gêne. J’avoue, moi qui en ai pourtant vu d’autres, que j’en suis resté tout pantois. Une fois le chemisier et le pantalon ôtés, ce fut le tour du soutien-gorge, qu’elle enleva d’un geste précis et gracieux, comme si c’était là l’acte le plus naturel du monde. En petite culotte, elle grimpa dans la couchette en face de la mienne, sous le toit, puis elle me souhaita une bonne nuit avec un petit sourire charmant.

Il faisait si chaud que je ne suis pas parvenu à m’endormir. Discrètement, je regardais parfois ma voisine qui, elle, semblait bien assoupie et dont la respiration régulière soulevait la poitrine dénudée d’une troublante façon. Le train filait à toute vitesse vers cette Espagne exotique où il me plaisait de construire des châteaux imaginaires absolument merveilleux. Puis j’ai repensé à l’histoire étonnante de cette fille sortie de nulle part et qui m’avait confié sans hésiter ses convictions politiques intimes. Oui, mais d’un autre côté, il y avait cet incident en Colombie, où il s’était manifestement passé quelque chose de tragique et dont elle n’avait absolument pas voulu parler. J’étais intrigué. Qu’avait-elle bien pu faire là-bas ? Avait-elle pactisé avec les FARC et avait-elle commis un attentat ? Avait-elle été emprisonnée et torturée ? A cette idée, je sentais une sorte de révolte monter en moi, tout en regardant les longs cheveux noirs qui se répandaient autour de son beau visage.

 

(à suivre)

 

littérature

21:52 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

Commentaires

Ah que voilà un beau début, cher ami...tous les ingrédients sont là pour me plaire.
J'attends la suite avec impatiente. Cette brunette, c'est amusant, a plus d'un point commun avec une certaine Célestine, et j'aime bien sa façon de penser et de se mouvoir dans la vie ... ;-)
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆

Écrit par : celestine | 20/06/2019

@ Célestine : j'ignorais que vous hantiez également les trains de nuit :))

Écrit par : Feuilly | 20/06/2019

A lire le début du texte, je me croyais au siècle passé, cet étonnement à découvrir une fille intelligente et cultivée :), ce poète anarchiste un peu fleur bleue :)
Et puis non, nous sommes bien à l'époque de Macron, dans un train en plus ! :)

Écrit par : Michèle | 22/06/2019

@ Michèle : oui, l'auteur vieillit, il puise dans des souvenirs des années 80. :))

Écrit par : Feuilly | 22/06/2019

Les commentaires sont fermés.