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17/05/2009

Le retour au pays natal

Chacun a ainsi un lieu où il a vécu enfant et où il lui semble que les choses ont plus de sens qu'ailleurs, comme si l'ordre qui y règne n'était pas arbitraire mais relevait de la nécessité. Sans doute parce que tout ce que l'enfant voit avec ses yeux, il l'enregistre. La structure du monde qui l'entoure, il se l'approprie et la fait sienne. C'est par ce pays où il a vécu qu'il est devenu ce qu'il est. Plus tard, bien plus tard, quand il y reviendra, il lui semblera toujours retrouver un aspect immuable, même si les changements sont manifestes, comme partout ailleurs. Mais c'est là qu'il a fait la découverte du monde, c'est là qu'il a grandi et cela,  personne ne pourra jamais le lui enlever. Cela fait partie de sa mémoire profonde.

La littérature n'est pas sans avoir fait allusion à ce pays des origines. On pourrait même dire que dès ses tous premiers textes elle s'est concentrée sur cette quête du pays natal, sur cet Eden perdu que l'adulte, emporté par les événements de la vie, essaie de retrouver malgré tous les obstacles qui s'opposent à son retour. Cette recherche désespérée et toujours différée et inaccomplie, on l'aura compris, c'est le vieil Homère qui nous en livre les secrets avec le périple d'Ulysse qui tente désespérément de rentrer chez lui à Ithaque.

Dix ans durant il a guerroyé devant les murs de Troie. Dix autres années lui seront encore nécessaires pour retrouver son chemin. Errant sans fin sur l'élément liquide, victime de la colère des dieux, il cherche désespérément le pays où il est né et où l'attendent sa femme et son fils.

Expie-t-il ainsi la ruse qu'il a imaginée en inventant le cheval de bois qui a permis aux Grecs de prendre par traîtrise la ville qu'ils assiégeaient en vain ? Ce voyage qui n'en finit plus et qui le prive de ses foyers est-il une sorte de punition pour sa fourberie ? C'est bien possible. Mais peut-être aussi se complait-il dans cette errance qui lui permet de découvrir des contrées enchantées, de jouir de l'amour de femmes exceptionnelles et de tester sa capacité à vaincre les obstacles qui se présentent. Qui dira si Ulysse est victime de son sort ou si au contraire ce cheminement lui plaît bien, même s'il ne l'avoue pas ?

A la fin, cependant, il semble se fatiguer de son périple et quand enfin il voit devant lui se dresser les rochers d'Ithaque, c'est un grand soulagement pour lui.

Vingt ans se sont donc écoulés depuis son départ et personne ne le reconnaît. Il s'enquiert des nouvelles et se rend vite compte que son royaume tombe en ruines. Sa femme est courtisée par une série de prétendants qui ne pensent qu'à manger et à boire sur son compte. Il va lui falloir rétablir son autorité sur son propre royaume dans une sorte d'ultime épreuve. Redevenir Ulysse en quelque sorte car c'est comme un mendiant qu'il a débarqué dans la cité où personne ne fait attention à lui.

"Donc, tout lui semblait changé, les chemins, le port, les hautes roches et les arbres verdoyants. Et, se levant, et debout, il regarda la terre de la patrie. Et il pleura, et, se frappant les cuisses de ses deux mains, il dit en gémissant :

- O malheureux ! Dans quelle terre des hommes suis-je venu ? Ceux-ci sont-ils injurieux, cruels et iniques ? sont-ils hospitaliers, et leur esprit est-il pieux ? où porter toutes ces richesses ? où aller moi-même ?"

Personne ne le reconnaît, sauf son chien fidèle :

"Et ils se parlaient ainsi, et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C'était Argos, le chien du malheureux Odysseus qui l'avait nourri lui-même autrefois, et qui n'en jouit pas, étant parti pour la sainte Ilios. Les jeunes hommes l'avaient autrefois conduit à la chasse des chèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; et, maintenant, en l'absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l'amas de fumier de mulets et de boeufs qui était devant les portes, et y restait jusqu'à ce que les serviteurs d'Odysseus l'eussent emporté pour engraisser son grand verger. Et le chien Argos gisait là, rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; mais il ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l'ayant vu, essuya une larme, en se cachant aisément d'Eumaios. Et, aussitôt, il demanda à celui-ci :

- Eumaios, voici une chose prodigieuse. Ce chien gisant sur ce fumier a un beau corps. Je ne sais si, avec cette beauté, il a été rapide à la course, ou si c'est un de ces chiens que les hommes nourrissent à leur table et que les Rois élèvent à cause de leur beauté.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

- C'est le chien d'un homme mort au loin. S'il était encore, par les formes et les qualités, tel qu'Odysseus le laissa en allant à Troie, tu admirerais sa rapidité et sa force. Aucune bête fauve qu'il avait aperçue ne lui échappait dans les profondeurs des bois, et il était doué d'un flair excellent. Maintenant les maux l'accablent. Son maître est mort loin de sa patrie, et les servantes négligentes ne le soignent point. Les serviteurs, auxquels leurs maîtres ne commandent plus, ne veulent plus agir avec justice, car le retentissant Zeus ôte à l'homme la moitié de sa vertu, quand il le soumet à la servitude.

Ayant ainsi parlé, il entra dans la riche demeure, qu'il traversa pour se rendre au milieu des illustres Prétendants. Et, aussitôt, la Kèr de la noire mort saisit Argos comme il venait de revoir Odysseus après la vingtième année."

Ulysse, qui ne veut pas encore se faire reconnaître, ne peut donc aller caresser son fidèle compagnon et après avoir essuyé une larme que personne n'a remarquée, il passe son chemin sans un regard pour le pauvre chien, qui meurt aussitôt, de désespoir sans aucun doute, lui qui avait attendu son maître pendant vingt ans ! A ce moment le vieux chien pouilleux et malade est un peu le double d'Ulysse, fatigué de son long périple de vingt ans, déguisé en mendiant et ayant quasi perdu son royaume, lequel est aux mains des prétendants de sa femme. Ce pays natal auquel il rêvait, voilà qu'il lui est refusé quand enfin il le retrouve. Tout est à refaire, donc, tout est à reconquérir.

 (à suivre)

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Commentaires

Yves Bonnefoy est peut-être le dernier poète vivant à évoquer le lieu natal, la poésie. En lisant votre billet, j'ai pensé à lui.

Écrit par : solko | 17/05/2009

Césaire, peut-être, dans "Cahier d'un retour au pays natal" Mais c'est vrai qu'il est mort, maintenant.

http://feuilly.hautetfort.com/archive/2008/04/18/il-faut-rendre-a-cesaire-ce-qui-appartient-a-cesaire.html

Écrit par : Feuilly | 17/05/2009

"Il est des lieux, dans notre enfance, qui nous ont émus nous ne savons trop pourquoi. Plus tard, une fois adultes, quand on y repense ou qu’on les revoit, cela ne se fait jamais sans une certaine nostalgie. Nous avons alors la certitude que l’essentiel était là, que tout était là, finalement, mais que nous ne le savions pas.
Malheureusement, j’ai l’impression que ces lieux, qui sont souvent des paysages (un saule pleureur en majesté au bord de la rivière, une grande plage face à l’océan, un marronnier dans la cour de l’école, un fleuve en crue dont la colère destructrice fascinait l’adolescent que je fus…) ont subi les outrages du temps. S’il m’arrive, à l’occasion, d’en avoir des nouvelles, c’est souvent pour apprendre leur destruction."Feuilly. Le 27 août 2008.
Tout est dit!

Écrit par : Halagu | 17/05/2009

Que voilà un lecteur attentif...

Écrit par : Feuilly | 18/05/2009

Te doutes -tu que ce texte me parle beaucoup en ce moment ?
Sans être Ulysse et sans avoir été absent 20 ans, c'est exactement ce que je viens de faire.
Je suis retourné voir, dans la Vienne, mon village natal que je n'avais pas revu depuis plus de 15 ans. Le retour en France passait par ce pèlerinage dans ce village, d'autant plus que c'est là que j'ai situé mon livre " Zozo".
J'ai donc revu les lieux avec mes yeux d'adulte.
Les dimensions ne sont plus les mêmes des choses qui sont restées pourtant intactes.
Seul mon livre les restitue dans ce qu'elles m'étaient apparues, enfant.

Quant aux amis que je croyais retrouver en Charentes...C'est un autre pays natal que celui de l'affectivité. Le temps fait des ravages sur les cœurs non affermis, guidés par la précipitation et l'intérêt immédiat.
Je ne reviendrai plus dans ce pays natal là...Je m'en inventerai d'autres.

Écrit par : Bertrand | 18/05/2009

S'inventer un autre pays natal... Nou sommes souvent obligés. Le paysage reste à peu près le même (à peu près dis-je), mais les personnes, elles, s'en sont allées. Ou elles nous sont devenues étrangères, sans qu'on sache si ce sont elles qui ont changé ou si c'est nous. Peu importe, le résultat est le même.

Écrit par : Feuilly | 18/05/2009

Il est souvent évoqué ici ou là le retour sur les lieux de son enfance. Pour ma part, j'ai toujours été déçue de cette rencontre si on peut parler de rencontre d'ailleurs car la magie n'a pas cours. Tout a changé, je ne m'y reconnais plus. Les seules choses qui peuvent encore me parler sont le moutonnement caractéristique d'un ciel (bordelais) ou la lumière particulière d'une région.

L'histoire du chien d'Ulysse est triste.

Mais la phrase qui m'a le plus frappée et qui ne manquera pas de m'occuper l'esprit un bon moment reste celle-ci :

"Les serviteurs, auxquels leurs maîtres ne commandent plus, ne veulent plus agir avec justice, car le retentissant Zeus ôte à l'homme la moitié de sa vertu, quand il le soumet à la servitude."

Inégalité quand tu nous tiens...

Écrit par : Cigale | 19/05/2009

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