12/05/2009
Du cercle et du concept d'insularité dans la Grèce antique (2)
Notons que la cité est urbaine (activité humaine, culture) mais qu'elle se situe au milieu des terres agricoles (nature, mais nature domestiquée pour le besoin des hommes). Comme en Grèce elle se situe souvent sur un promontoire, son territoire est souvent encerclé par la mer (la vraie nature), qui l'englobe et l'isole. Elément liquide et empire du vent, la mer est donc le contraire de la cité, laquelle se caractérise par la terre (agricole) et le soleil (la chaleur).
Il semblerait donc que ce ne soit pas vraiment un hasard si le concept d'insularité a été représenté chez les anciens Grecs par le cercle et donc par le bouclier (ou la coupe), dont le centre renvoie aussi au nombril.
Mais nous n'avons jusqu'à présent parlé que de la description du bouclier d'Achille dans l'Iliade. Pourtant, il est difficile de parler d'insularité sans évoquer l'Odyssée et le voyage d'Ulysse, qui va d'île en île à la recherche de sa terre natale (de sa cité). Dans chaque île, celui-ci vit une aventure différente (preuve du caractère spécifique de chaque île, de son isolement dans la mer). Mais la multitude des îles qu'il visite (comme le héros de la « Fontaine pétrifiante » de Priest) finit par faire une longue description d'événements différents (comme le bouclier, qui représentait lui aussi une multitude de scènes). Si chaque île est singulière, leur nombre en fait une image du monde. De même que l'artiste, qui ne pouvait pas représenter le monde dans son entièreté, le résumait sur le bouclier par quelques scènes représentatives, de même Homère résume l'ensemble des possibles par quelques aventures qui se déroulent dans des îles (ou du moins le long du littoral). La mer qui isole les îles sert aussi et paradoxalement de moyen pour atteindre ces îles (cf. aussi les voyages en bateaux dans la « Fontaine pétrifiante »)
Il serait intéressant de se demander pourquoi Homère a imaginé ce périple entre des îles pour raconter le voyage d'Ulysse. Après tout, celui-ci aurait pu voyager sur la terre ferme, comme les chevaliers qui partaient à la recherche du Graal, dans la littérature moyenâgeuse.
A mon avis, c'est que l'île représente un monde à part et qu'elle est le lieu géographique idéal pour incarner l'utopie.
L'utopie est souvent un pays imaginaire dans lequel parvient un voyageur après avoir traversé différentes épreuves. Ulysse avait connu la guerre de Troie, un long périple en mer, et il avait même dû affronter le chant des sirènes. Dans « la fontaine pétrifiante » le héros a tout perdu (emploi, parents, épouse) et il s'isole pour écrire, retournant à un état primitif qui débouchera sur une nouvelle naissance : la découverte des îles (mais celles-ci ne sont que le fruit de son imagination). Sur ces îles, on trouve souvent une société idéale (l'amour pour Ulysse, l'amour et l'immortalité pour le héros de Priest). Considérée comme le terme suprême de l'Histoire (le but vers lequel elle devrait tendre), la contrée d'utopie fait l'objet d'une description qui s'apparente à la philosophie de l'histoire.
Dans cette île utopique, l'âge d'or est de retour. On remonte aux origines pour retrouver le bonheur perdu. Véritable Eden d'avant la faute, cette île entourée d'eau fait penser au fœtus qui baigne dans le liquide amniotique maternel. Régression vers un état premier, l'utopie est supposée retrouver le bien-être perdu. La seule manière d'y arriver, c'est de nier le réel.
Notons qu'il convient d'opposer l'utopie à l'idéologie. Cette dernière est conservatrice et vise à assurer la cohésion du groupe. En s'appuyant sur la tradition et le passé, elle conforte le pouvoir en place.
L'utopie, au contraire, met la réalité en question et va jusqu'à la nier. Elle représente le rêve et en cela elle peut être vue comme le complément nécessaire de l'idéologie. Pour le dire autrement, l'idéologie ne parvient à maintenir ses positions que parce que l'utopie existe avec son rôle de soupape de sécurité. Mais si l'idéologie vise la conservation et la cohésion, l'utopie vise elle la contestation puisqu'elle nie les valeurs de la société pour en proposer d'autres. En fait, elle veut surtout le bonheur de l'individu, tandis que l'idéologie veut le maintient du groupe.
Chez Priest, l'immortalité n'est accordée qu'à quelques individus. Ce bonheur individuel implique donc une grande injustice sur le plan social. L'égalité entre les citoyens est contestée.
Lieu de rêve qu'on atteint au terme d'un voyage, l'utopie reconstruit un endroit connu, mais en le modifiant. Ne visant qu'un individu ou un groupe restreint, elle est toujours un lieu isolé. L'île est donc l'endroit idéal pour que puisse s'épanouir l'utopie, laquelle suppose en effet l'isolement (voir le héros de Priest qui écrit seul dans sa chambre blanche ou Ulysse qui finit par revenir à peu près seul à Ithaque). Lieu clos, entouré d'enceintes (ou de la mer), l'utopie suppose par définition un repli sur soi et le retour à une pureté perdue.
L'amour n'est jamais loin, au pays d'utopie, mais paradoxalement la femme idéale qu'on y rencontre est aussi une mère (l'île est d'ailleurs entourée par la mer). Chez Priest c'est la femme aimée qui va permettre au héros (qui a perdu la mémoire en acquérant l'immortalité) de se reconstituer une personnalité, laquelle est assimilée à une nouvelle naissance. La famille, avec ce qu'elle comporte de rigide et de pesant, disparaît (le héros de Priest est divorcé), tandis que l'amour, même physique, devient possible avec une partenaire idéale.
L'utopie est souvent maritime (isolement, insularité). Désir de régression vers un lieu idéal entouré d'eau, elle est aussi un refus de grandir (ce que j'avais dit, finalement, dans la note de 2007 en me demandant si le fait d'écrire n'est pas non plus une manière de renoncer à affronter le monde en préférant créer des espaces imaginaires). Lieu en dehors du monde connu, l'utopie se situe aussi en dehors du temps. Rien d'étonnant, donc, à ce que le héros de Priest devienne immortel. Lieu où sont abolies les règles habituelles, l'image du père en est forcément absente (le père vient de mourir chez Priest). Tout repose sur l'affectif et donc la femme y tient le premier rôle. Comme tout est parfait, il n'y a rien à contester (dans « la fontaine pétrifiante », le héros qui avait hésité à accepter l'immortalité finit par se soumettre assez facilement à ce bonheur imposé).
Bon, j'ai longuement parlé de l'utopie et de l'insularité, mais Aristote, finalement, qu'est-ce qu'il en disait? Nous ne sommes pas plus avancés.
00:06 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, cercle, insularité, grèce antique
Commentaires
Drôle de hasard, je parlais ce matin à des jeunes gens de la plus célèbre hypotypose de l'Antiquité et nous nous sommes promenés un long moment dans les arabesques de ce bouclier d'Achille.
Écrit par : solko | 12/05/2009
Heureux de voir qu'on parle encore d'Achille et de son bouclier dans les écoles...
Écrit par : Feuilly | 12/05/2009
L’attitude de PLATON vis-à-vis des artistes parait, à première vue, paradoxale. Comment un utopiste (le terme n’existait pas à l’époque), et la République de Platon est une œuvre utopique, peut-il être contre la représentation fictive du monde? Je pense que la réponse est fournie par les utopistes eux même. En effet, ils estiment que toute œuvre utopiste est avant tout un projet idéal possible qui, à terme, doit se substituer à un réel actuel de référence. L’artiste est un rêveur qui copie le réel (historique ou actuel, peu importe) sans le dépasser, sans le mettre en danger. Autrement dit, la société idéale, l’alternative, est absente dans l’œuvre artistique (cf. l’Utopie l’Eutopie de Thomas More). A mon avis, il s’agit là d’une guerre de chapelles surannée, car une œuvre d’art peut-être une utopie quand elle dénonce le réel et sous-entend une alternative positive (Guernica de Picasso…).
D’autre part, l’idéal utopiste n’est pas toujours ce qu’il y a de mieux pour l’humanité. Quelqu’un a dit : « il ya des rêves que les hommes ne doivent pas essayer de réaliser ». Certains utopistes se nourrissent, en effet, d’idiologies perverses et dévastatrices(les nazis, les intégristes…). L'écrivain français Jean Mabire considéré (à tord, car obsédé par un idéal tiré du passé) comme utopiste, pangermaniste d’extrême droite (Société de Thulé), associe Thulé (ile mythique des anciens Grecs) au mythique continent d'Hyperborée qu'il considère comme le «berceau» d’une race aryenne parfaite. La société idéale serait, selon lui, sous les bottes des SS ! (voir l’éloge des SS par Mabire). On est loin de la République de Platon, de la grandiose mythologie grecque et des iles paradisiaques. Comme quoi, une ile peut-être porteuse du meilleur ou du pire des symboles : bagne ou paradis, ailleurs imaginaire porteur d’espoir, escale de nos rêves ou lieu de relégation pour les gueux et les proscrits, source d’inspiration ou repaire de pirates effroyables... Je préfère rester à Ithaque.
Écrit par : Halagu | 13/05/2009
Nul ne nie que la République de Platon ne soit une œuvre utopique et c’est bien là qu’on voit les limites de tout système philosophique. Platon à l’impression que grâce à ses théories (utopiques donc) il va asseoir une nouvelle réalité qui sera plus cohérente que celle qu’il a sous les yeux. La réalité n’est pas parfaite mais elle le deviendrait si on appliquait son système. Par conte la démarche artistique qui critique tout autant que lui la réalité en place et qui rêve également à « autre chose », il la conteste car pour lui elle relève exclusivement d’une démarche onirique. Son système pourrait déboucher sur du concret tandis que l’œuvre d’art ne serait qu’une chimère. C’est dire la prétention des philosophes qui passent leur vie à échafauder des théories (souvent rigides et par-là même souvent inapplicables) et qui ne voient pas qu’il s’agit là aussi d’une autre chimère. Ils élaborent sur papier des idées qui se tiennent les unes par rapport aux autres et croient naïvement que tout cela peut être transposé dans le réel. C’est faux évidemment car ils n’ont tenu compte que d’un ou deux paramètres alors que la réalité est autrement plus complexe.
L’artiste déformerait une réalité déjà mauvaise en soi tandis que le philosophe voudrait remédier aux défauts de cette réalité. Mais au moins l’artiste a le courage de dénoncer ce qui ne va pas. Le philosophe, lui, s’imagine que son génie va changer la face du monde.
Quant aux utopies dévastatrices, il est clair qu’il faut s’en méfier. Mais si un livre peut déboucher sur une révolution ce n’est que lorsqu’il prend la forme d’un système qu’il devient dangereux. Loin de libérer les hommes (en tant qu’individus), il les asservit au contraire au nom même de ce qui n’est finalement qu’une idéologie. C’est ce que je disais dans ma note en opposant utopie et idéologie.
Restons à Ithaque, donc. Encore que pour l’apprécier vraiment, il semble qu’il faille d’abord la quitter et la chercher pendant 10 ans.
Écrit par : Feuilly | 13/05/2009
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