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04/01/2008

Paradoxe sur le comédien

Dans son livre « Le paradoxe sur le comédien », Diderot prend un peu ses contemporains à rebrousse-poils. Ainsi, si tous s’accordaient à dire qu’il fallait imiter la nature, lui au contraire insiste sur le fait que le théâtre est avant tout un lieu de convention. Par exemple, il est impossible d’étendre la durée d’une représentation au-delà du raisonnable, aussi l’action décrite ne peut-elle excéder un certain temps. De même, comme il est impossible de changer trop souvent de décors, il faut bien se résoudre à une unité de lieu. Cependant, comme il trouve cette nécessaire unité de lieu un peu forcée et ridicule, il préconise des scènes plus grandes, où plusieurs tableaux pourraient être joués en même temps. Cette idée des tableaux simultanés qui finissent par coïncider nous fait penser à la tragédie antique, où le chœur coexiste à côté des acteurs.
Enfin, à côté de l’unité de temps et de lieu, Diderot revendique l’unité d’action. Dans la vie, dit-il en substance, nous menons de front plusieurs affaires, tandis qu’au théâtre, pour la bonne intelligence de la pièce, il importe de se limiter à une seule intrigue.

Respectant les règles des trois unités, il se montre donc très classique. Pourtant, comme je l’ai dit, sa position marque un changement dans la conception que l‘on se fait du théâtre. Plutôt que d’imiter la nature, les auteurs doivent surtout comprendre que leur art est de convention. En effet, si des auteurs comme Corneille ou Racine sont admirables, il faut bien reconnaître que personne ne parle comme leurs personnages dans la réalité. Preuve indiscutable qu’il existe un langage poétique propre au théâtre. Autant donc de le savoir. Tout, sur la scène, est arbitraire et s’il existe un réel (la vraisemblance), c’est un réel de théâtre, qui ne correspond pas avec la réalité de la vie

« Réfléchissez un moment sur ce que l’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un monde idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. »

Le paradoxe du comédien, c’est que ce n’est pas l’acteur le plus sensible qui est le meilleur mais bien celui qui régit son jeu de scène avec sa tête. En d’autres mots, un acteur qui vit intensément son sujet au point de pleurer pour de vrai sera peut-être bon dans cette scène de larmes, mais il sera médiocre ailleurs. A l’inverse, un bon acteur, qui sait intérioriser son personnage tout en gardant une certaine distance (car dans le fond il n’est pas ce personnage, il le représente) pourra au contraire jouer tous les rôles qui s’offrent à lui avec la même constance. Le bon acteur garde donc la tête froide et fait semblant d’être son personnage alors qu’il sait qu’il ne l’est pas. Aujourd’hui il est Le Cid, demain il sera Scapin.

A côté de toutes ces considérations, l’autre grande thèse défendue par Diderot dans ce livre, c’est sa critique implicite de la grande tragédie. Celle-ci est certes intéressante, mais elle a eu son temps. Le public veut entendre parler de choses qui le touchent, autrement dit d’une réalité qu’il connaît. Or que connaît-il mieux que sa vie quotidienne ? Loin donc des tirades du Cid ou des plaintes de Phèdre, il faut mettre sur scène le drame de la vie (amour, mariage, décès, tromperie, ruine, etc.), autrement dit tous ces petits faits qui nous bouleversent tous les jours.

Donc, tout en reconnaissant le côté arbitraire de l’art théâtral, Diderot rompt avec la tragédie classique pour faire l’apologie du drame bourgeois. Certes le théâtre n’est fait que de conventions, mais il doit faire semblant d’exprimer (notion de vraisemblance) la réalité quotidienne des spectateurs. L’intrigue quitte donc la sphère de l’épopée ou de l’Histoire pour s’emparer de la vie quotidienne des gens ordinaires. Il faut dire qu’à l’époque de Diderot le public n’était plus celui de la Cour de Versailles mais que le monde du théâtre s’ouvrait à la nouvelle classe sociale montante, la bourgeoisie.

Peut-être vivons-nous les derniers instants de cette évolution. Après la tragédie antique, où l’action renvoyait directement au sacré et où les Dieux eux-mêmes pouvaient être présents sur scène, après la tragédie classique et ses grandes tirades désespérées, après le drame bourgeois suivi par le théâtre de boulevard, sont apparus les théâtres de l’absurde (Sartre) ou du néant (Beckett). Peut-on aller plus loin encore ? Pourquoi pas ? Mettra-t-on en scène des financiers contents d’eux-mêmes et comptant leur argent ? Fera-t-on l’apologie de la société capitaliste et de ses biens de consommation ? Le genre romanesque a déjà bien inventé l’auto fiction, genre dans lequel un écrivain qui n’a plus rien à dire ne fait plus que parler de lui-même. Alors pourquoi pas un théâtre sur le monde des petites entreprises florissantes où le travail acharné vient à bout de la crise économique ambiante ? Les régimes communistes ont bien eu leurs écrivains officiels, chargés d’encenser le régime en place. Pourquoi le capitalisme ne ferait-il pas de même ?

Heureusement, c’est oublier que l’art est avant tout subversif et qu’il conserve au fond de lui un pouvoir critique à toute épreuve. Loin de glorifier notre époque sans valeurs on peut donc espérer au contraire qu’il nous en livrera une vision critique et acerbe qui ne manquera pas d’ouvrir les yeux à certains. Du moins on peut l’espérer.




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