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07/05/2018

Une librairie fantastique (fin)

Le temps passait et il était déjà deux heures du matin. Il devenait urgent d’aller explorer la deuxième salle, celle que les cartons non déballés avaient transformée en un véritable labyrinthe. Il n’y avait plus de bandes dessinées, ici, mais plutôt des livres étranges, sur la magie noire, la sorcellerie, les mondes disparus comme l’Atlantide, les forêts ténébreuses remplies d’esprits, ou encore le monde légendaire du Moyen-Age (la quête du Graal, le château des quatre fils Aymon, le cycle de Charlemagne ou celui de Bretagne). J’ai retrouvé là le « Lancelot du Lac » de Chrétien de Troyes et j’en ai relu quelques pages avec plaisir. Sur le radiateur, traînait une édition bilingue (ancien français–français contemporain) de la « Chanson de Roland », que j’avais étudiée dans ses moindres détails lors de mes lointaines études :

CARLES li reis, nostre emperere magnes,

Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne :

Tresqu’en la mer cunquist la tere altaigne.

N’i ad castel ki devant lui remaigne ;

Mur ne citet n’i est remés a fraindre,

Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne.

Il me semblait, en lisant ces lignes, que les mots venaient à moi, comme si je les connaissais de toute éternité. J’ai reposé le livre et en ai choisi un autre, consacré à la forêt de Brocéliande. Cette fois, la magie n’opéra pas. J’étais fatigué et mes yeux commençaient à se fermer bien malgré moi. Il était temps de songer à me reposer quelques instants sur le fameux lit de camp dont m’avait parlé le libraire. C’est à ce moment précis que j’ai entendu un bruit dans le fond de la pièce. Une image me traversa soudain l’esprit : la femme que j’avais saluée juste avant la fermeture, où était-elle passée ? Elle n’avait pas pu aller rejoindre le libraire dans son appartement, puisque je m’étais précipité le premier, en entendant le volet de l’entrée qui se fermait. Se pourrait-il qu’elle fût encore là ? Peut-être était-elle, elle aussi, une cliente, fascinée par le monde des livres ? Lisait-elle les aventures de Tristan et Iseult ou bien s’était-elle endormie sur le fameux lit de camp que je convoitais maintenant ? Sans que je sache pourquoi, l’image de la jeune fille dénudée de Thorgal refit subitement surface dans mon esprit, et c’est avec un trouble certain que je me suis avancé vers l’extrémité de la salle. Arrivé contre le mur du fond, je vis dans un coin une espèce de matelas posé sur une structure métallique sommaire. Il n’y avait personne d’autre que moi dans cette salle. Visiblement, mon imagination avait dû me jouer un tour. On ne côtoie pas le monde de l’imaginaire impunément ! Je me couchai sur le matelas et fermai les yeux. Immédiatement, le sommeil s’empara de moi et m’emporta vers les contrées, plus étranges encore, des rêves.

J’étais sur un grand voilier, une sorte de caravelle de l’ancien temps, et je voguais sur une mer d’un bleu intense. Des requins suivaient le navire, menace évidente pour qui serait tombé à l’eau. Pourtant, c’était plus fort que moi, je me penchais très fort, désirant contempler une sirène qui nageait entre deux eaux. Parfois elle folâtrait à ras des flots et je pouvais voir sa longue chevelure ondoyante, ainsi que ses épaules et son dos nus. Parfois, au contraire, elle plongeait plus profondément, semblant m’inviter à la suivre. Alors, attiré comme par une force irrésistible, je me penchais plus fort encore, presque dangereusement, pour tenter de l’apercevoir. Je repensais à Ulysse, qui avait été confronté au chant des sirènes du côté de la Sicile. La mienne ne chantait pas, mais elle me fascinait par son beau corps, qu’elle ne montrait en partie que pour mieux le cacher ensuite. J’étais devenu l’esclave de ce jeu de cache-cache et le dessinateur de Thorgal aurait souri s’il avait dû croquer cette scène en quelques coups de crayon.

A ma grande déconvenue, la sirène disparut soudain, ayant sans doute plongé définitivement dans les eaux bleues de l’océan. J’en étais tout dépité, quand j’entendis un chant qui semblait sortir tout droit de l’abîme. Je me suis réveillé et, ô stupeur, le même chant mélodieux continuait, comme s’il émanait de l’autre extrémité de la pièce. Je me suis levé précautionneusement, le cœur battant, et me suis approché des caisses de livres. Le chant s’arrêta aussitôt, comme celui des cigales quand on passe sous le pin où elles ont élu domicile. De quel sortilège étais-je la victime ? Tout se mélangeait dans ma tête, la sirène, l’esclave nue de la bande dessinée, la jeune femme entrevue ici même hier au soir… Se pourrait-il que celle-ci fût cachée quelque part entre ces caisses ? Je le redoutais et le désirais à la fois. Qui était-elle ? Un être fabuleux, sorti tout droit du monde imaginaire évoqué dans les milliers de livres qui m’entouraient, ou bien un être de chair, désirable comme la sirène de mon rêve ? Finalement, n’étais-je pas moi-même l’esclave de cette attirance pour le corps féminin, qui, par sa différence avec le mien, n’en finissait plus de me fasciner ? Je contournai les boîtes de carton, longeai le radiateur, revint sur mes pas. Personne ! C’est alors qu’il me sembla entendre les ressorts du lit de camp grincer et percevoir comme un petit rire étouffé. J’allais faire un pas dans cette direction, le cœur battant à tout rompre, la peau frémissante de désir, quand une voix virile retentit à l’autre extrémité du magasin.

— Alors, vous avez passé une bonne nuit ? Il est sept heures du matin et je vous apporte le petit déjeuner, vous l’avez bien mérité.

C’était le libraire qui venait de se lever. Il tenait d’une main une assiette remplie de croissants et de l’autre une cafetière fumante.

— Avez-vous pu dormir un peu ? J’espère que le bruit des souris, qui trottinent toute la nuit entre les caisses ne vous a pas trop dérangé ? Certains des visiteurs qui vous ont précédé m’ont dit avoir été importunés par leurs cris et leur sarabande. Il faudrait quand même bien qu’un de ces jours je me décide à poser quelques trappes.

Je le regardai, incrédule.

— Ben oui, poursuivit-il, en versant le café bouillant dans les tasses, il ne faudrait quand même pas qu’elles se mettent à grignoter les livres. Notez que je pourrais acheter un chat, comme on faisait autrefois sur les vieilles caravelles. J’aime les chats et j’adore par-dessus tout caresser leur fourrure soyeuse. Mais ce sont des animaux capricieux, comme les femmes, finalement.

— Comment cela ? Vous n’aimez pas les femmes ?

— Si, bien sûr. Elles sont fascinantes comme des sirènes, mais elles savent aussi nous rendre esclaves de leur beauté. Souvenez-vous d’Ulysse, qui est ainsi resté sept longues années dans l’île de la princesse Calypso, dont il ne parvenait plus à se séparer parce qu’il aimait un peu trop l’éclat de ses yeux et sa nudité de déesse.

— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Au fait, croyez-vous qu’il y avait des chats, sur son bateau, pour combattre les souris ?

— Ca se pourrait, en effet. D’ailleurs j’adore l’expression « jouer au chat et à la souris », n’est-ce pas ce que nous faisons, nous les hommes, dans nos rapports avec les femmes ? On ne sait jamais qui attire l’autre, ni surtout qui va gagner à ce jeu de dupes.

Que répondre à cette vérité ? J’ai mangé mon croissant en silence, tout en méditant sur la capacité de la littérature à exprimer toutes ces relations complexes, qui sont au centre de notre vie. Vers huit heures, j’ai pris congé de mon hôte, tout en le remerciant avec un petit sourire pour son hospitalité. Je me suis retrouvé dans la rue et le temps était doux et ensoleillé. Il me fallait maintenant regagner ma voiture, qui devait toujours se trouver dans ce quartier éloigné et délabré où je l’avais laissée. Devant moi, sur la place de la mairie, une jeune femme se dirigeait vers les bâtiments administratifs. Elle portait une jupe courte, qui s’agitait dans la brise matinale, et qui laissait voir ses jambes nues. Je la suivis du regard, incapable de détacher les yeux du mouvement souple de ses hanches. Bientôt elle disparut derrière la porte d’entrée, me renvoyant inexorablement à ma solitude et à mon désir inassouvi.

Je me perdis un peu en recherchant mon véhicule. Quand je le retrouvai enfin, un PV pour stationnement interdit était apposé sur le pare-brise. Voilà une journée qui commençait bien mal !  

Otto Greiner - Ulysse et les sirènes 

otto greiner ulysse et les sirènes via philipwomack.tumblr.com.jpg       

23:38 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4)

02/05/2018

Une librairie fantastique (2)

Je commençais à me demander pour de bon où je me trouvais, quand j’entendis le volet de l’entrée qui se fermait. Un coup d’œil à ma montre m’indiqua qu’il était dix-neuf heures. Il était plus que temps de sortir de ma rêverie et de m’en retourner chez moi. Mais une fois dans la première pièce, je m’aperçus qu’il n’y avait plus personne ! Des bruits de pas dans un escalier dissimulé derrière une porte attirèrent mon attention.

— Holà ! Monsieur le libraire ? Je suis un client et je voudrais sortir. Comment fait-on ?

Il se pencha par-dessus la rampe et me dit en riant :

— Mais à cette heure on ne sort plus, voyons. Je ferme tous les jours à dix-neuf heures, ce qui est beaucoup plus tard que mes confrères. Alors, tant pis pour les clients qui se font prendre au piège. Ils passent la nuit dans la librairie ! S’ils se sont attardés si tard et se sont laissé surprendre par la fermeture du volet, c’est qu’ils aiment les livres, non ? Alors ils peuvent bien passer une nuit en leur compagnie. Rassurez-vous, vous n’êtes ni le premier ni le dernier à qui cela est arrivé et personne ne s’est encore plaint.

– Quoi ? vous voulez dire que je vais passer la nuit ici ?

— Ben oui, une fois le volet fermé, il n’y a plus d’autre issue vers la rue. Est-ce que par hasard vous n‘aimeriez pas les livres ?

— Si, absolument, mais enfin… 

— Eh bien alors, tout est pour le mieux ! Vous verrez, vous ne le regretterez pas. La lampe reste allumée toute la nuit et dans le pire des cas, il y a dans la salle du fond un lit de camp destiné aux visiteurs attardés. Si vous vous trouvez trop fatigué à un certain moment et que vous désirez faire un petit somme, ne vous gênez pas. Faites comme chez vous. Là-dessus, je vous laisse et à demain. Je vous souhaite une joyeuse nuit au milieu de tous les héros des bandes dessinées.

Le libraire se remit à gravir les marches et j’entendis bientôt la porte de son appartement qui se refermait derrière lui. Quelle affaire ! Je n’avais jamais vécu une telle aventure ! Mais après tout, pourquoi pas ? J’aimais les livres, je les adorais, et je n’arrêtais pas de le répéter. Je n’allais quand même pas rechigner devant le fait de passer une nuit en leur compagnie ! Certes, il s’agissait ici essentiellement de bandes dessinées, et le moins que l’on puisse dire c’est que je ne maitrisais pas la matière, mais pourquoi ne pas relever le défi ? Ce serait l’occasion de découvrir un monde pour moi quasi inconnu.

Je me mis donc à parcourir les rayonnages et à prendre une BD de temps à autre. J’ai commencé par celles que je connaissais, comme Tintin ou les Schtroumpfs. Assis par terre, j’ai relu intégralement « Tintin au Tibet » et j’ai retrouvé le sens de l’amitié en partant à la recherche de Tchang dans les neiges himalayennes. Puis ce fut « l’Etoile mystérieuse », avec ses savants fous et ses araignées géantes. Littéralement captivé, j’ai choisi ensuite « Le Trésor de Rackham le Rouge » et c’est avec la même émotion que lorsque j’avais dix ans que j’ai plongé au milieu des requins, revêtu d’un scaphandre, à la recherche du fameux trésor du chevalier de Haddock. Oui, à travers ces bandes dessinées, je retrouvais ma capacité enfantine à m’émerveiller. Car c’était bien grâce aux livres, qu’à peine âgé de six ans, j’avais quitté le monde réel pour celui de l’imagination. J’en avais vaguement conscience, mais là, en relisant tous ces récits, je me rendais bien compte que tout avait débuté à leur contact, un demi-siècle plus tôt.

Il était déjà presque minuit quand je me suis décidé à quitter l’univers de Tintin pour poursuivre mes découvertes. Mais ce fut d’abord pour rechercher une nouvelle fois les autres ouvrages qui avaient accompagné mon enfance : les Schtroumpfs, Michel Vaillant, Tanguy et Laverdure… Deux bonnes heures se passèrent encore en leur compagnie. Comment avais-je pu les oublier, eux qui m’avaient fait tellement rêver ? En parcourant les rayonnages, j’ai même retrouvé Alix, cet esclave gaulois qui vivait dans la Rome antique. Je ne possédais chez moi aucun  livre d’Alix, mais je lisais ses aventures à la dérobée, de manière illicite, dans les rayons des grandes surfaces. J’étais fasciné, à l’époque, je m’en souviens très bien, par la semi-nudité des personnages. J’allais bientôt terminer mes primaires, et la pré-adolescence n’était pas loin, qui allait bientôt me laisser pantois devant le corps des filles. Un souvenir me revint. J’avais lu à l’époque dans Thorgal (toujours dans une grande surface) une scène qui m’avait à la fois bouleversé et indiscutablement attiré. Il s’agissait d’une vente aux esclaves et une jeune fille resplendissante était amenée sur une estrade pour être achetée. Pour faire monter le prix, le vendeur n’hésitait pas à la dévêtir complètement d’un geste autoritaire, la laissant complètement nue devant les regards du public. Je me souviens parfaitement d’avoir compati à sa gêne, qu’on devine terrible, mais je sais aussi qu’au même instant je n’en finissais pas d’être fasciné par son corps de déesse, et notamment par sa poitrine, qu’elle tentait de dissimuler d’une main, tandis que de l’autre elle essayait de cacher son sexe. Cette scène avait marqué assurément ma sortie de l’enfance et mon entrée dans l’arène sexuelle de l’adolescence. Il fallait absolument que je retrouve le volume concerné. Je passai une bonne heure à le chercher, mais quand je l’eus enfin en main, c’est avec une émotion indescriptible que je me suis mis à lire l’histoire. Arrivé à la scène décrite plus haut, la même émotion emplit tout mon être. Cette femme, j’avais d’abord envie de la revêtir de sa tunique, pour qu’elle oublie sa nudité forcée, puis de me jeter à ses genoux, pour lui demander pardon de la bestialité des hommes. Pourtant, en même temps, je n’arrêtais pas, malgré moi, d’admirer ses formes parfaites, qui me fascinaient. Rien n’avait donc changé depuis l’époque lointaine où j’avais fait sa « connaissance », car en l’occurrence, on peut bien parler de rencontre, les personnages de papier étant parfois plus présents dans notre imaginaire que les êtres que nous côtoyons tous les jours.

 

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16:01 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8)