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02/05/2018

Une librairie fantastique (2)

Je commençais à me demander pour de bon où je me trouvais, quand j’entendis le volet de l’entrée qui se fermait. Un coup d’œil à ma montre m’indiqua qu’il était dix-neuf heures. Il était plus que temps de sortir de ma rêverie et de m’en retourner chez moi. Mais une fois dans la première pièce, je m’aperçus qu’il n’y avait plus personne ! Des bruits de pas dans un escalier dissimulé derrière une porte attirèrent mon attention.

— Holà ! Monsieur le libraire ? Je suis un client et je voudrais sortir. Comment fait-on ?

Il se pencha par-dessus la rampe et me dit en riant :

— Mais à cette heure on ne sort plus, voyons. Je ferme tous les jours à dix-neuf heures, ce qui est beaucoup plus tard que mes confrères. Alors, tant pis pour les clients qui se font prendre au piège. Ils passent la nuit dans la librairie ! S’ils se sont attardés si tard et se sont laissé surprendre par la fermeture du volet, c’est qu’ils aiment les livres, non ? Alors ils peuvent bien passer une nuit en leur compagnie. Rassurez-vous, vous n’êtes ni le premier ni le dernier à qui cela est arrivé et personne ne s’est encore plaint.

– Quoi ? vous voulez dire que je vais passer la nuit ici ?

— Ben oui, une fois le volet fermé, il n’y a plus d’autre issue vers la rue. Est-ce que par hasard vous n‘aimeriez pas les livres ?

— Si, absolument, mais enfin… 

— Eh bien alors, tout est pour le mieux ! Vous verrez, vous ne le regretterez pas. La lampe reste allumée toute la nuit et dans le pire des cas, il y a dans la salle du fond un lit de camp destiné aux visiteurs attardés. Si vous vous trouvez trop fatigué à un certain moment et que vous désirez faire un petit somme, ne vous gênez pas. Faites comme chez vous. Là-dessus, je vous laisse et à demain. Je vous souhaite une joyeuse nuit au milieu de tous les héros des bandes dessinées.

Le libraire se remit à gravir les marches et j’entendis bientôt la porte de son appartement qui se refermait derrière lui. Quelle affaire ! Je n’avais jamais vécu une telle aventure ! Mais après tout, pourquoi pas ? J’aimais les livres, je les adorais, et je n’arrêtais pas de le répéter. Je n’allais quand même pas rechigner devant le fait de passer une nuit en leur compagnie ! Certes, il s’agissait ici essentiellement de bandes dessinées, et le moins que l’on puisse dire c’est que je ne maitrisais pas la matière, mais pourquoi ne pas relever le défi ? Ce serait l’occasion de découvrir un monde pour moi quasi inconnu.

Je me mis donc à parcourir les rayonnages et à prendre une BD de temps à autre. J’ai commencé par celles que je connaissais, comme Tintin ou les Schtroumpfs. Assis par terre, j’ai relu intégralement « Tintin au Tibet » et j’ai retrouvé le sens de l’amitié en partant à la recherche de Tchang dans les neiges himalayennes. Puis ce fut « l’Etoile mystérieuse », avec ses savants fous et ses araignées géantes. Littéralement captivé, j’ai choisi ensuite « Le Trésor de Rackham le Rouge » et c’est avec la même émotion que lorsque j’avais dix ans que j’ai plongé au milieu des requins, revêtu d’un scaphandre, à la recherche du fameux trésor du chevalier de Haddock. Oui, à travers ces bandes dessinées, je retrouvais ma capacité enfantine à m’émerveiller. Car c’était bien grâce aux livres, qu’à peine âgé de six ans, j’avais quitté le monde réel pour celui de l’imagination. J’en avais vaguement conscience, mais là, en relisant tous ces récits, je me rendais bien compte que tout avait débuté à leur contact, un demi-siècle plus tôt.

Il était déjà presque minuit quand je me suis décidé à quitter l’univers de Tintin pour poursuivre mes découvertes. Mais ce fut d’abord pour rechercher une nouvelle fois les autres ouvrages qui avaient accompagné mon enfance : les Schtroumpfs, Michel Vaillant, Tanguy et Laverdure… Deux bonnes heures se passèrent encore en leur compagnie. Comment avais-je pu les oublier, eux qui m’avaient fait tellement rêver ? En parcourant les rayonnages, j’ai même retrouvé Alix, cet esclave gaulois qui vivait dans la Rome antique. Je ne possédais chez moi aucun  livre d’Alix, mais je lisais ses aventures à la dérobée, de manière illicite, dans les rayons des grandes surfaces. J’étais fasciné, à l’époque, je m’en souviens très bien, par la semi-nudité des personnages. J’allais bientôt terminer mes primaires, et la pré-adolescence n’était pas loin, qui allait bientôt me laisser pantois devant le corps des filles. Un souvenir me revint. J’avais lu à l’époque dans Thorgal (toujours dans une grande surface) une scène qui m’avait à la fois bouleversé et indiscutablement attiré. Il s’agissait d’une vente aux esclaves et une jeune fille resplendissante était amenée sur une estrade pour être achetée. Pour faire monter le prix, le vendeur n’hésitait pas à la dévêtir complètement d’un geste autoritaire, la laissant complètement nue devant les regards du public. Je me souviens parfaitement d’avoir compati à sa gêne, qu’on devine terrible, mais je sais aussi qu’au même instant je n’en finissais pas d’être fasciné par son corps de déesse, et notamment par sa poitrine, qu’elle tentait de dissimuler d’une main, tandis que de l’autre elle essayait de cacher son sexe. Cette scène avait marqué assurément ma sortie de l’enfance et mon entrée dans l’arène sexuelle de l’adolescence. Il fallait absolument que je retrouve le volume concerné. Je passai une bonne heure à le chercher, mais quand je l’eus enfin en main, c’est avec une émotion indescriptible que je me suis mis à lire l’histoire. Arrivé à la scène décrite plus haut, la même émotion emplit tout mon être. Cette femme, j’avais d’abord envie de la revêtir de sa tunique, pour qu’elle oublie sa nudité forcée, puis de me jeter à ses genoux, pour lui demander pardon de la bestialité des hommes. Pourtant, en même temps, je n’arrêtais pas, malgré moi, d’admirer ses formes parfaites, qui me fascinaient. Rien n’avait donc changé depuis l’époque lointaine où j’avais fait sa « connaissance », car en l’occurrence, on peut bien parler de rencontre, les personnages de papier étant parfois plus présents dans notre imaginaire que les êtres que nous côtoyons tous les jours.

 

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16:01 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8)

Commentaires

Wouaou...le deuxième épisode est chaud bouillant !
J'aime beaucoup l'idée de rester enfermée dans une librairie...
Et j'aime aussi la façon dont vous décrivez l'ambiguïté du désir et du respect...
Ils ne sont pas incompatibles, heureusement...
Vivement la suite
¸¸.•*¨*• ☆

Écrit par : celestine | 03/05/2018

@ Célestine : et il n'a pas fallu attendre deux mois ! :))))

Écrit par : Feuilly | 03/05/2018

C'est merveilleux !

Écrit par : celestine | 04/05/2018

J'aurais à écrire des souvenirs de lecture en BD, qu'il me faudrait de nombreuses nuits de bédé(dé)voration et de recherche documentaire, pour les inventer... :)

Écrit par : Michèle | 04/05/2018

@ Michèle : j'ai lu ma dernière BD à 12 ans. A 13, j'étais plongé dans "les Misérables" de Victor Hugo.

Écrit par : Feuilly | 04/05/2018

Je me rappelle, jeune adulte, avoir lu des BD trouvées dans une grande armoire d'un vieil appartement que j'occupais. Je ne saurais en dire aujourd'hui les titres.
La BD est un univers qui me fascine et dans lequel je ne sais pas (plus) entrer. Je le regrette.

Mais, après ton billet, je vais quand même regarder quelques Thorgal...

Ce que tu dis de tes lectures à l'âge de treize ans, m'a fait penser à ce que raconte le jeune garçon de 11 ans dans le deuxième roman de Jean Rouaud ("Des hommes illustres", qui constitue aujourd'hui le tome 2 de ce que Rouaud nomme Le livre des morts) : il lisait "Le Colonel Chabert", dont il interrompit la lecture le 26 décembre 1963, quand son père décédait d'une crise cardiaque sur le sol de la salle de bains, à l'âge de 41 ans. L'auteur précise à la page 109 du roman : "Vu la couverture illustrée d'un cavalier de Géricault, il s'agit sans doute d'une version abrégée pour la jeunesse"...

Peut-être, au fond, cette bibliothèque Rouge et or, que je lisais sans doute aussi, à l'âge de 11 ans. Mais moi c'était plutôt "Les quatre filles du docteur March" , "David Copperfield", "Le Diable doux" et "Aniella" de Saint-Marcoux, "La chaumière de Cécilia", "Doucette au coeur d'or", Le chant du coquillage", "Les aventures de Tom Sawyer"...
C'est peut-être à ce moment-là que j'ai lu "La mare au diable", "La petite Fadette"...
Toute la Comtesse de Ségur :), mais aussi "Les voyages de Gulliver"...
Un grand mélange quoi, et c'était bien :)))

Écrit par : Michèle | 05/05/2018

@ Michèle : oui, toutes ces lectures de notre enfance et qui furent le fondement de tout.

ps : j'adore Rouaud

Écrit par : Feuilly | 06/05/2018

Merci de nous proposer des textes et d'accepter mes remarques alors que je n'écris pas. C'est toujours facile de dire...

Écrit par : Michèle | 12/05/2018

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